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mardi 18 août 2015

4 juillet 2011 - C comme C’était le bon temps

C comme C’était le bon temps

Actu — Article écrit par Lounès le 4 juillet 2011 à 0 h 59 min
Le téléphone sonne. C’est William-Henri. Voix très éraillée.
Je suis pas allé au travail, je vais me faire virer mec… Déjà la semaine dernière ils m’ont déssaisi d’un dossier parce que je faisais mal mes « cross-reporting ». Est-ce que tu vois dans les séries américaines quand le FBI débarque chez la police locale et qu’ils les dessaisissent du dossier ? C’était quasiment comme ça. En plus hier j’ai fait de la merde là… Ils sont tous en détestance sur ma ganache, les boss. J’ai débarqué à la tour Ernst & Young vers 13 heures euh… en puant le vin parce que je m‘étais mis pilo toute la journée du jour d’avant avec Hubert, et donc j’arrive dans mon open space et là y a un boss qui commence à me casser les couilles sur mes absences et à me filer des dossiers en mode enculé en guise de rétorsion… Et mec j’ai déconné, j’étais de ultra-mauvaise humeur, je me suis énervé j’ai fait un scandale devant tout le monde je leur ai dit « vous croyez quoi, que je suis votre chien ? » et mec, ça, chez Ernst & Young c’est pas du tout comme ça qu’il faut parler normalement, c’est une attitude qui n’est pas du tout kiffée tu vois. A mon avis il va en référer à ses boss à lui. Et ça me foutait tellement le démon que je me suis barré vers 16 heures en mode fumiste rien à foutre direction le Club Med Gym. Là j’ai fait du développé-couché en râlant très fort parce que j’avais le démon, et toutes les ganaches dans le Club Med Gym ils me regardaient et mec d’ailleurs je sais pas pourquoi mais je suis horriblement rouge de ganache en ce moment… Bon bref… Et je faisais vraiment  des bruits d’ours du coup ça a ameuté un moniteur de la salle et il m’a dit « nan nan j’vais plutôt te mettre sur la presse à cuisse ». « La presse à cuisse » mec ! C’est pas un horrible nom une « presse à cuisse » ? Je savais pas que ça existait. Et après ça je suis rentré chez moi, je me suis guinssé devant un site de cul, c’était une horrible vidéo de meuf qui se prenait des gifles et des deepthroats forcées, j’ai bouffé, j’ai commencé à me mettre pilo et puis j’ai bougé avec Hubert au « Bus Palladium ».  Là je kiffais bien, et notamment y avait deux anglaises de 18 ans que j’ai galoche, et puis c’est parti en couilles d’un seul coup je me souviens plus pourquoi j’étais trop pilo, et le vigile renoi m’a sorti de force en mode étranglance et il m’a jeté sur le trottoir. Cette fois je suis tricard total du Bus-Pala’. C’est pas fini… Ensuite de ça j’ai perdu Hubert, je suis passé en déambulance en solo boulevard de la Madeleine, il était genre 3 heures du matin et à un moment je tombe sur un camion de chantier garé avec des ouvriers en train de bosser dans un trou d’égout sous la chaussée, comme ça en pleine nuit. L’aubaine tu vois… Et j’étais complètement pilo je suis monté dans le camion, y avait les clés, j’ai démarré le moteur j’ai trituré les commandes et là le canetar a rugi très fort sur place, ce qui a ameuté les ouvriers. Ils étaient  fous de rage, ils ont ouvert la portière, m’ont tirés par terre comme dans « Terminator 2 » y m’ont tabassé au sol… J’ai plein de bleus…  Et mec écoute bien ça. J’ai 17 bouteilles d’alcool fort et un jambon entier sur mon canapé. Si si… Un peu plus loin je tombe sur un deuxième  camion de livraison qui était arrêté devant une boutique, j’ai ouvert les battants arrières qui étaient pas verrouillées et j’ai embarqué les cartons que j’ai trouvé… Aaaah… Oh là là merde je viens de me souvenir… et puis aussi j’ai mis 3 pipes dans la gueule d’Hubert à un moment… Ouais, sans raison, non… Meeerde… 2 pipes sèches et une lourde… Je crois. Merde… Ah faut que je l’appelle pour m’excuser, j’te rappelle !
Ce récit pris au hasard parmi les centaines entendus de lui depuis des années, c’est finalement toute l’histoire de sa vie à ce type. A cet incompréhensible type, cette engeance, cette invention. Etre systématiquement dessaisi des dossiers, être systématiquement placé sous la presse à cuisses de la vie, étranglé par des vigiles, cible de toutes les haines vengeresses, toujours fourré dans les plus terribles guêpiers… Déjà à Grenoble lorsqu’on passait le voir vers 16h pour son « grand lever » et qu’il racontait sa soirée de la veille on l’écoutait la tête dans les mains en faisant « non » de la tête et en fixant le sol marécageux de son logis. Et puis on finissait par lui poser une question, la même que ses parents lui posent depuis qu’il est petit : « mais qu’est-ce que tu as dans le crâne ? Mais pourquoi tu as besoin de faire ça ? » Et il répondait invariablement qu’il ne savait pas.
C’est l’histoire en tous points véridique de William-Henri, issu d’une famille noble d’origine suisse-allemande avec un nom qui commence par « Von » et qui travaille chez Ernst and Young dans un département qui analyse des données financières à l’aide de tableaux Excel. Ce job est assez côté et difficile à obtenir car très sélectif. Il a donc fait de brillantes études à l’ESC Grenoble, ses notes en attestent. Dés qu’il a commencé à travailler il a dépensé énormément d’argent pour sa toilette, pour devenir un « monsieur », notamment en acquérant deux gabardines Wooyoungmi et une Burberry, deux vestes en seersucker, une paire de Santoni et une de John Lobb, et puis des dizaines de chemises Hilditch & Key. Lorsqu’il enfile ces habits, étant donné qu’il est roux et porte des lunettes à écailles, il ressemble comme deux gouttes d’eau à une publicité pour Façonnable, à ce genre WASP « preppie », le genre propre sur lui. Un jour sur l’étiquette d’une chemise Hilditch & Key il a trouvé cette mention qui l’a fort enthousiasmé : « les vêtements Hilditch & Key  sont conçus pour une certaine catégorie de gens qui savent reconnaître les belles choses et qui sont en mesure de les apprécier ».
Bah ouais mec ! (voix qui monte dans les aiguës, haleine de vin) Faut être en MESURE de les apprécier !
On s’est croisés la première fois à Grenoble lors d’une soirée mémorable le 31 décembre 2004, William-Henri, alors complètement en état d’ébriété avait ses cheveux roux coupés « façon moine » et parlait un incompréhensible sabire mi-racaille mi-gitan, avec l’accent parce que le délire de l’ivresse le pousse à s’inventer des rôles et des personnages. C’est ce qu’il m’a expliqué plus tard. Lorsque je l’ai trouvé il était dans une rue piétonne du centre-ville, la « Grand rue », en train d’exiger d’un passant qu’il lui remette les bouteilles de vin qu’il portait sur lui. Il agrippait ce type d’une tête plus grand, le secouait avec véhémence, le terrorisait par des paroles coercitives terribles. De ce moment de grâce inattendu il ne reste que l’émotion de cet instantané :
 
En quelque sorte j’ai pris la photo avant même de le connaître. Et puis j’ai été introduit chez lui via des amis communs. Il résidait à cette époque là dans un fameux taudis au centre-ville, un capharnaüm digne d’une planche de Frank Margerin, un dépotoir fabuleux dans lequel le visiteur était forcé de se tenir debout faute de mobilier. Il possédait pourtant 7 chaises volées à la terrasse d’un bar, mais y en avait 2 de cassées, 4 empilées en bordel dans un coin inaccessible et puis une sur laquelle trônait toujours un improbable sac monoprix avec des carottes dedans, des emplettes alimentaires oubliées qui restaient la jusqu’à ce qu’elles entrent en putréfaction vraiment trop avancée. Même les pires crasseux zombies de teknivals déclaraient que « quand même le petit roux là il abuse avec son appart’ », c’est pour dire.
 C’était un inextricable fouillis ou se chevauchaient pêle-mêle en plus des chaises en osier des boîtes à chaussures, des sachets de fruits pourris, des emballages Charal en aluminium ouverts, des Céline des Dostoïevski des Balzac noircis aux coins, des oignons germés des vache kiri, un bol mickey, des platines, un sampler, une table de mixage et tout un bastringue de sound-system avec des fils en forêt amazonienne, une serpillère, une lampe marocaine, une cocotte minute, un distributeur de bonbons chouré dans une boulangerie, des bouteilles de vin imbuvable (la marque « Le P’tit Caboulot »), un serre-tête Björn Borg, des paperasses ESC Grenoble, de la boue séchée, des paquets de serviettes en papier McDonalds, une poubelle éventrée, des bouteilles d’eau remplies à ras-bord de pisse près du lit, des vêtements Paul Smith et Helmut Lang transformés en torchons… Partout trainaient des épaves d’assiettes abandonnées emplies de résidus de repas vieux d’un jour, d’une semaine, d’un mois. Ça sentait la sueur et la malaria, les réveils de désespoir. Il y avait dans un placard des centaines de vieux saucissons provenant du « casse du marché de Noël », des trucs  asséchés au maximum, rigides comme des matraques. Le lieu était entre autre réputé pour la présence de la fameuse éponge sale   : une éponge multi-usage qui servait pour la vaisselle, les plaques chauffantes, le frigo, tout. Elle ne ressemblait plus à rien l’éponge, elle était toute fripée, entamée de partout, corrodée par la crasse. Et elle servait encore et encore… Re-vaisselle, re-frigo… Et puis il l’a enfin perdue, l’éponge sale, dans un déménagement. Elle a duré deux longues années en tout.
A Grenoble tout le monde connaissait William-Henri. Il « donnait des réceptions », il centralisait le meilleur et le pire de la ville, racailles non-comprises. Son appartement en plein centre-ville était une tour de contrôle qui autorisait les atterrissages hétéroclites de nombreux phénomènes toutes classes confondues : étudiants, chômeurs, graffeurs, « jeunesse dorée », cinglés, dealers, reudeudeus, un physicien quantique, un mec réputé pour tuer des chiens, et puis des tas d’autres anonymes. On faisait avec tout ce monde des banquets incroyables composés uniquement d’ingrédients fauchés dans les supermarchés. Dizaines et dizaines de côtes de bœuf, magrets, pâtés, caviar, foie gras, saumon, fromages, bref mille victuailles toutes à la chourave, harponnées dans les grandes surfaces puis transbordées dans des frocs, nos frocs,  et ramenées en terre barbare chez William-Henri. On était des gros enculés trop gâtés qui ne respectent rien.
Chez lui ça « socialisait », ça débarquait des quatre coins de l’empire, c’était en permanence le grand défilé des cinglés. Nous autres étudiants écoutions les traînards de rue et les détraqués sans-logis raconter leurs histoires. Des types à peine majeurs qui vivaient de cambriolages, se maravaient avec des pieds de biche, dormaient dans des squats et faisaient des séjours en taule. Et qui dealaient de la coke et des « xceus ». Un certain « Fred le crado » amateur de datura expliquait les yeux écarquillés et le regard absent  que pour se venger d’un mauvais payeur il avait chopé le type dans une allée d’immeuble et lui avait fait ingérer du LSD de force dans le but qu’il devienne fou. L’étonnant arménien « Hoskyan » de l’assistance publique, élevé exclusivement par des retraités du centre culturel arménien (ce qui n’est pas sans rappeler Blanka de «Street Fighter II » élevé par des anguilles) avait pris d’eux des manières de Jean Gabin malgré le fait qu’il ne portait que des survêtements Lacoste rentrés dans les chaussettes. Il est en HP aujourd’hui. On n’en fait plus des comme ça. Il y avait cette dame âgée qui commençait chaque journée par la dégustation d’un grand verre de pisse, pour garder la santé apparemment. Il y avait « le Grec », un petit type au crâne rasé qui s’asseyait dans un coin et observait, ne parlait jamais. Il ne buvait pas d’alcool, ne fumait pas, n’avait aucun vice. Son truc dans la vie c’était de s’élever seul et sans jamais dépenser un sou de sa poche. Il volait sa nourriture  le Grec, il volait absolument tout et n’importe quoi. Il volait des énormes écrans plats et des trucs hyper chers pour les revendre, il allait à Décathlon au culot et bourrait des grands sacs du magasin avec un rayon entier de vestes « The North Face », il coupait les antivols avec une pince spéciale, il ne faisait que de chourave, partout, tout le temps. Il roulait en Audi puis en Mercedes puis en BMW, il changeait régulièrement. Il siphonnait l’essence de véhicules dans les parkings à l’aide d’un tuyau transparent et d’un jerrican. Il avait des faux pass d’autoroute pour gruger aux péages et une machine de la SNCF pour fabriquer de faux billets de train. Il avait exactement tout ça, il vivait exactement comme ça. C’était en outre un graffeur assez renommé qui peignait la nuit sur les trains du dépôt de Saint-André-le-gaz, se déplaçait partout en Europe pour des équipées de graffiti « vandale » et qui se maravait avec les « toys » à 1 contre 3. Il y avait Quentin qui « travaillait dans la mode » et dont la spécialité était de confectionner des bijoux uniquement à base d’animaux : avec des dents de phacochère, avec des peaux de poisson, avec des peaux de cheval, des plumes de paon etc… Il se débrouillait plutôt bien d’ailleurs. Son rêve était d’ouvrir une ferme de reptiles élevés pour leurs peaux mais ça n’a jamais démarré. A Grenoble il avait peint les Galeries Lafayette. Avis aux initiés puisqu’après 10 ans il y a prescription : le « 2N » énorme sur le toit des Gal’Laf en 2000 c’était son œuvre. Ces histoires de graffiti lui ont causés à ce que je sais des soucis croissants avec d’autres graffeurs. Certains matins on le croisait avec des bleus et des plaies saignantes sur tout le visage, disharmonie qui contrastait avec son apparence de jeune premier propre sur lui. D’ailleurs, comme il présentait bien, il a été « mec du mois » dans le magazine pour jeunes filles « Muteen » en 2004. Une double page avec sa photo et une petite interview. Le boyfriend idéal en somme, mais dont les ennuis conduisaient à faire des opérations punitives muni de « mousse expansive » et autres folies tant et si bien qu’il a fini par déménager. Chassé par le fisc et par mille contraventions il a pris cette décision radicale de disparaître administrativement. Il a déménagé à l’étranger sans laisser d’adresse et sans mentionner son nom à aucun bailleur ni logeur ni banque ni rien. Il s’est fait clandestin. Apparemment il poursuit ses activités dans la mode puisqu’il s’est fait récemment chopé par des douaniers avec « une valise remplie d’hippocampes séchés » et je tiens à préciser que tout cela est la stricte vérité.
Mais moi je n’ai jamais rien foutu contrairement à eux, je n’ai pas de talent ni de don particulier ni de continuum précis. Mais j’ai eu la chance de côtoyer ces gens formidables et avec eux de vivre une vraie jeunesse. Tous ces types ne se rendaient même pas compte de combien ils sortaient du lot, d’à quel point ils étaient différents de la masse et des gens de leur âge. Je veux simplement leur rendre ce témoignage. Parce que fréquenter le salon de William-Henri donnait à connaître des multitudes de personnages de première classe mais aussi donnait à vivre une vie de première classe, une vie d’affranchis, une vie au-dessus de la vie, au-dessus de la pesanteur et des soucis, une vie intense et « pour de vrai », un permanent mai 68 d’initiés prétendant détenir une éthique personnelle mais dont la finalité était juste en fait de s’enivrer avec les copains.
Pour ça pas de problème ça s’enivrait… On déboulait tous les soirs, on tambourinait à la porte et on entrait et on déchargeait nos hottes de pères Noël chouraveurs. On se bourrait complètement la gueule au Caboulot et à la Maximator et on allait pisser dans le petit chiotte comprimé entre un lavabo affreusement entartré et un bidet rempli à ras bord de vaisselle sale qui servait de desserte de secours. Autant dire qu’il s’agissait de viser juste. Mais personne ne visait juste. Des tas d’ivrognes ont dérapé dans les assiettes, qu’est-ce qu’il croyait Willliam-Henri… Son appartement d’aristocrate était devenu le rendez-vous des pilos. Un permanent défilé d’ivrognes qui trinquait sur du « Spiral Tribe ». Ça arrivait comme ça chez lui par dizaines dans son réduit avec des sas à dos entiers chargés de whiskies de merguez, de machins… A toute heure les enceintes crachaient à fond du Vitalic, du The Horrorist… Enfer et tapage nocturne.  Descentes de police en pagaille. Et puis avis d’expulsion. Alors il a fallu déménager, et recommencer… ailleurs.
Et ça a recommencé. Ivresses au vin à moins d’un euro « Petit Caboulot » et « Sire de Beaupré » puisque même les bières étaient devenues trop chères pour nous. On se remplissait les poches dans les supermarchés. Volailles, morilles, poissons, onglets, faux-filet, jarret, on changeait les étiquettes de prix, « 1,20 euros » de carottes étiqueté sur un gigot d’agneau bio de 3 kilos et ça passait à la caisse. Pareil pour les pintades, les pièces de bœuf, les bouteilles de vin, les « confits de poivron et aubergines au poivre vert de Madagascar », les terrines de sanglier, les chutneys citron-gingembre, les rillettes de saumon aux Epices Colombo et Mangue, le pâté de lapin et toutes les inventions culinaires de cette époque de fin de race. Les steaks surtout, c’était la grande spécialité de William-Henri : à peine sorti du Monoprix il les ouvrait et les goûtait crus pour voir, comme ça, dans la rue. Un jour en weekend à Nice il a ramassé une méduse sur la plage, l’a porté à sa bouche et l’a bouffé. « C’est comme du sushi». Voilà l’image qu’on avait de la noblesse à cette époque là.
Il était drôlement vêtu le baron déchu. Avec des oripeaux fameux, des tissus arrangés superposés en une invraisemblable panoplie d’inspecteur gadget. C’était le temps béni des bons camarades, tous ensemble complètement pétés dans les rues lorsque le jour se levait, William-Henri fringué en Milord avec l’imperméable de son grand-père, le trop grand qui lui arrive aux chevilles, avec le col rabattu et tout débordant de ceinturons, de cliquetis, de volants de lanières qui font prise au vent. Il croyait que « ça faisait bien ». Mille et mille fois ivre, rouge, fou, hurlant, semblable à un méchant de dessin animé (au méchant dans « La Vie » avec le nez rouge)  William-Henri hantait les rues de Grenoble, son fantomatique imperméable volant au vent glacé… Cible de toutes les plaintes, immobilisé au sol par des policiers à grosses mains, menotté par des douaniers haltérophiles, étranglé par des videurs Shaquille O’Neal, foutu dehors des fêtes, objet de toutes les haines des gens honnêtes, il ne trouvait de parfum aux choses que dans les relents tanniques des gros rouges qui tâchent, de paix qu’aux confins cabouliques de l’existence.
Alors les gens honnêtes s’unissaient contre lui, tous solidaires contre le dégueulasse, l’étranger, l’aberrant teigneux gnome roux noyé au milieu des bruns. Dans certains milieux étudiants on évoquait d’un air soucieux « l’horrible petit type qui a fait foiré la soirée à l’ADAEP, et puis celle à la MC2, et encore une aux nuits sonores à Lyon, et aussi au festival de Montreux en Suisse… »… Il était redouté dans tout le comté comme la bête du Gévaudan.
Ce n’est pas compliqué tu comprends : les gens du dehors, les autres, les « pas comme nous » ils étudient baisent et bouffent dés qu’ils en ont l’opportunité, comme tout le monde, ils « consomment » la vie. On les appelle les puceaux de la vie, les Philistins, les pisse-froid et on les méprise absolument on les trouve écoeurants, dégueulasses. Ils n’ont pas comme nous ce raffinnement dans la débauche, ce maintien du Muscadin, ce côté Grand-Duc. Ils paient 11 euros de sushis à emporter, ils s’agitent le jour et ils dorment la nuit, ils n’existent pas. Nous autres on s’organise un mode de vie « anarcho-autonomes » mais « de droite », faut pas déconner non plus. Détourner, éviter le mainstream, tel est notre Quare Deum. On organise des festins l’été dans des casernes désaffectées, et des rassemblements en hiver les nuits de semaine dans des chambres empuanties et mal éclairées avant de prendre des voitures pour Annecy, Genève, Munich… Des quarante heures de bagnole pour la Oktoberfest et les teknivals dans les montagnes, les ambiances de cour des miracles saturées de teufeurs et de dizaines de chiens dans d’anciennes abbayes, la vie pour de vrai, les empoignades les bastons sous la neige, la glace qui coule dans le cou, les Caboulots ouverts au pouce qui force le bouchon dans la bouteille et les discussions animées sur la phylogénèse dans une allée d’immeuble qui finissent encore en marave contre les habitants excédés, des jeunes de gauche dans une ville de gauche alors on ne leur fait pas de cadeau. Tout se détraque dans le monde. L’avenir est bien sombre, plein de chômage d’immigration haineuse et de femmes hystériques qui ne savent pas « s’occuper correctement d’une bite » a dit Houellebecq. Ah, on n’est pas dans la merde… Parfois ça devient trop prégnant cette horreur alors « à boire ! musique ! » t’as clair tavernier ? Nous autres on a effleuré les Cieux comme ça, au bord de l’abîme, juste avant le monde du travail, et vécu « pour de vrai » au moins une fois avant de rentrer dans le rang.
Alors après avoir connu la « vie pour de vrai » comment veux-tu décemment t’astreindre à faire des « huit-à-cinq » ? Comment font les gens ? Comment vivent-ils ? Je ne comprends pas. Je n’ai jamais rien compris à la vie.
C’est seulement avec ces mecs, sur cette sorte de planète des dingues chantée par Gogol 1er que j’ai entendu parler un langage intelligible. Celui de la folie des gens vrais et entiers, la folie brute et gratuite de gens véritablement généreux qui puent la sueur le tabac et l’alcool et qu’on serre dans ses bras en dramaturge en échangeant des serments d’allégeance, cette sensibilité aiguë aux choses, aux gens, aux postures, un esprit très « dansant ». On arrêtait les groupes de filles qui rentrent à minuit et on embrassait la plus timide en deux minutes grâce à des baratins honteux, on était jugés « beaux et intelligents » rien que ça. Fallait les voir ivres ces mecs, au premier rang desquels William-Henri parce qu’il « tenait » bien la route en fait, ne titubait pas, au contraire. Fallait le voir faire certaines prédications ou certaines déclamations lyriques inspirées de films, des sortes de prêche comme ça, ferventes… Les gens s’arrêtaient dans la rue, le prenaient en photo, lui demandaient de quel origine il est, d’où vient son accent et surtout « pourquoi il est comme ça ». Des types stoppaient leurs amis sur le trottoir, les forçaient  avec les mains appuyées sur les torses des potes pour les faire s’arrêter : « Putain mais regardez ce type, mais regardez ce type ! »… Mais ils n’étaient en mesure de l’apprécier.
Moi j’étais en mesure. J’ai tout vu, j’ai rien dit. On se gelait chez lui l’hiver, c’était un décor du film Trainspotting. Le dimanche après-midi lorsque le visiteur passait à son studio, William-Henri était souvent étalé hirsute sur un matelas pourri, température au-dessous de zéro, emmitouflé dans un sac de couchage en train de regarder son écran d’ordi portable, tout en restant couché… Un empereur romain de la décadence. A peine bonjour, on était accueilli par un long juron, et le voilà qui se plaignait énormément, expliquait sa soirée de la veille, que cette fois c’était terminé toutes ces conneries, qu’il ne boirait plus jamais, que ça cause trop d’ennuis… Puis il s’affalait à nouveau, là dans son couchage, au milieu d’épluchures de patates, de bouquins aux pages cornées et d’un clavier Bontempi qui ne marche plus. Des promesses en l’air.
« Y avait une énorme fête électro à La Bastille de Grenoble, j’étais complètement pilo avec plein de ganaches et j’ai tapé du « MD » et à un moment j’ai agrippé un type je ne sais plus pourquoi mais ça a renversé de l’alcool sur un amplificateur et ça a fait disjoncter tout le système son de la soirée. D’un coup y avait plus de musique dans toute la salle. Les types m’ont dénoncé et un videur m’a chopé, emmené de force dans le téléphérique, les « bulles »,  et m’a descendu entre quatre yeux de bronze en bas. Ensuite j’étais tout seul donc j’ai pris un tramway pour rentrer chez moi mais je me suis endormi dans la rame en mode pilo-fatigué tu vois… Me suis réveillé au terminus d’Echirolles et là je vois qu’on m’a chourrave mes clés, mon portable et tous mes papiers pendant que je dormais. Putain… Alors chui rentré à pied ça a pris des heures… Chui arrivé vers cinq heures j’ai acheté un horrible kebab, j’ai grimpé par la gouttière de la cour jusqu’à mon étage, j’ai pété le carreau de ma fenêtre, chui entré, j’ai vomi par terre à cause du kebab qui était trop gras, je me suis endormi, et là je suis réveillé direct par des policiers qui fracassent la porte d’entrée. Mec ils ont fracassés la porte d’entrée… Apparemment ils ont été appelés par un voisin qui avait cru voir un cambrioleur, et les flics m’ont immobilisé au sol nez dans la gerbe et genou entre les omoplates, et moi j’hurlais comme un enculé, comme ça pendant une minute et puis ils ont compris que j’habitais vraiment là, se sont barrés et enfin j’ai pu dormir ».
Voilà, ça c’était une soirée à peu près normale pour William-Henri. Il expliquait ça… Peu à peu on perdait le fil de son discours, soit absorbé par la contemplation d’un reblochon entamé posé sur un format poche de « Illusions perdues » de Balzac, soit en faisant « non » de la tête et en fixant le plancher jonché de peaux de saucisson et de feuilles bleues estampillées « Grenoble ESC, Ecole de management ».
Vers 17h  on recommençait à boire les réserves de chez lui. On n’avait vraiment rien à foutre. Moi je l’avoue : j’avais peur de l’avenir. Merde qu’est-ce qu’on allait devenir ? On n’était bons à rien. Je cogitais à ça pendant qu’on allait tous se ravitailler en alcools dans une épicerie tenue par les indiens du « Rajah Bazar »… La voix plaintive de chef Rajah me réveillait d’un coup, « chef-Radj’ » comme on l’appelait, avait cette voix triste typique des Indiens, comme s’ils allaient pleurer… Un soir William-Henri se fait rattraper à la sortie par « chef-Radj’ » et plaquer contre le mur parce qu’il a volé une bouteille de rhum, une grande « Nestora ». « Tu m’as volé là !… Tu as volé là !… Toi je te connais hein, je te connais oui ! Toi tu regardes UNE fois, tu regardes DEUX fois… Et troisième fois HOP ! dans la poche ! ». « Mais Radj’ !… » qu’il lui dit, « Mais Radj’ je suis obligé ! de te voler !… Passke tu REFUSES de me faire crédit ! voilà !… ». Toujours des excuses impossibles et des solutions trouvées sur le fil du rasoir. A chaque fois il se sortait sans dommage  des pires situations.
On allait au PMU discuter d’histoires à dormir debout avec des vieux d’avant-guerre, on traversait intacts toute la nuit et vers 7 heures du matin lorsque quelqu’un émettait parfois l’idée d’« aller chourrave dans une boulangerie ouverte » on se retrouvait bientôt avec pour toute récompense un paquet de tic-tac et un œuf Kinder. Un butin. Bien abrutis d’alcool on s’employait alors à fabriquer la surprise Kinder sur le rebord de la fontaine surgelée, celle devant France-Loisirs, une tranche de vie quoi… Un clochard hurlant se réveillait et nous lançait : « tu veux savoir ce que c’est le plaisir EXTREME ? Eh bah tu te mets à genoux et tu te branles et tu mets ton talon dans le cul et c’est le plaisir EXTREME ! » (il beuglait le mot « extrême » à chaque fois). Pris dans les brumes d’un demi-sommeil, je percevais aux alentours les bribes d’une discussion cruciale… Que sûrement que les oiseaux davantage que les reptiles sont les descendants des dinosaures, qu’en tout cas ils en ont le caractère synapomorphique, que le film Jurassic Park le montre bien. « Nan mec ! », « Si mec ! » et ça s’empoigne et ça gueule… 8 heures du matin et ça s’empoignait encore. Jamais fatigués. « Faut suivre » comme souvent nous disaient les gens qui nous rencontraient… Le plus endurant c’était encore ce putain de William-Henri. Infatigable insolent dépasseur de bornes, il allait encore faire chier le monde au petit matin. Il tenait la dragée haute à des types de deux fois son gabarit, même avec un couteau sous la gorge (c’est arrivé une fois) il insultait encore l’ennemi les yeux dans les yeux. Fallait encore se lever, aller l’aider, se barrer en courant… Tout au bout des nerfs et de l’épuisement on allait au Macdo forcer la porte de service pour bouffer les hamburgers comptés en « perte » la veille par les cuisines. Et puis on rentrait dormir chacun chez soi. Et voilà.
Et maintenant ? Et maintenant tout ça, c’est fini… maintenant tout est lent, rangé, correct… On travaille, on pense à l’argent, on vivote. William-Henri à Ernst & Young c’est quand même un comble. On « fonctionne » ça s’appelle. On fréquente des gens dont le pire coup de folie a été de fumer des joints sur la plage pendant leurs vacances à Pukhet, ce genre de choses. C’est comme ça, on rentre dans le rang, pas moyen de faire autrement. Les  affranchis c’était nous, puisqu’affranchis des obligations. On avait faim on se servait, on voulait quelque chose on le prenait, on emmerdait les gauchistes on emmerdait la mairie on bouffait dans leurs plats et on s’essuyait avec la nappe, on buvait du cognac sur les pavés la nuit qu’on rotait en regardant les étoiles. On allait à Paris à Munich à Agadir à Phnom Penh à Florence à Zagreb. On se maravait dans des allées d’immeuble et on tirait des meufs qui nous écrivaient des poèmes un peu nuls. On connaissait les derniers vieux des derniers PMU à l’ancienne encore ouverts, et ils nous payaient des verres, et on se mettait complètement pilo avec eux et ils nous racontaient leur jeunesse de prof de maths en Afrique.
Au bureau à côté de moi il y a une grosse demi-Arabe, Afida Turner en obèse, qui parle très fort, qui dit qu’elle « adore New-York » et regarde Gossip Girl. Voici le monde professionnel. J’étouffe dans mon costume et le soir il me faut sept bières pour éteindre les fumerolles de colère accumulée dans la journée. Ligue 2 de la vie. Relégation. Et c’est tout.

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