Entrer
dans la salle de réunion « Vermeer » en
ignorant la raison de cette convocation. Le Directing Manager est là,
de dos dans le fond de la pièce. Un grand aryen quadragénaire. Il
regarde par la baie vitrée mains croisées dans le dos, jambes
écartées de la largeur des épaules. C’est un cliché, un plan
fixe de cinéma qui aurait l’esthétique de Jacques Audiard et la
prétention symbolique de Jean-Luc Godard. Temps de chien sur
Bruxelles nuages très noirs très bas, presque pas de lumière on
croirait la nuit. En contrebas une manifestation sur le rond-point
Schuman, cette vaste place séparant notre immeuble d’un certain
immeuble en face, un très connu, l’antre de la bête, le
surprotégé temple de la saloperie : la commission européenne
le « Berlaymont ». De là ou je suis, attendant que le
boss me prête attention j’aperçois de temps à autre des fusées
rouges dont la trajectoire courbe éclaire brièvement la place
plongée dans le noir. Une scène d’apocalypse vraiment. La
confrontation semble intense, à en percer les deux doubles vitrages
superposés. On entend la clameur de la foule difficilement couverte
par des policiers qui crient des choses par haut-parleur… L’Union
Européenne attire à elle toutes les haines possibles et de toutes
les catégories sociales et son implantation à Bruxelles est une
catastrophe pour la belle et tranquille Flandre. C’est la crise,
rien ne sera plus jamais comme avant, le monde est en train de
basculer. Les Caucasiens sont largués. Le boss fait « non »
de la tête en observant la scène, absorbé. Il me remettra en main
propre une lettre d’avertissement. Vivre
pleinement dans son époque
Un
dimanche être réveillé par
les voisins du dessus qui baisent. Affreux temps de merde dehors, un
gris froid et humide, un temps à ne faire que baiser dans un
appartement bourgeois au frigo plein. Ils sont au bon endroit au bon
moment comme on dit. Lui on ne l’entend pas des masses, il gueule
juste un bon coup à la fin comme un veau. Elle par contre, mère
modèle dont j’aide à porter la poussette dans les escaliers elle
a l’air de faire des réserves de plaisir pour toute la semaine à
venir. C’est des soupirs de joie, toutes les notes de la gamme
déclinées en rassasiements « mmh »
et en gratitudes « ah »
et c’est crié avec le sourire ça s’entend, on l’entend fort
son sourire, elle a l’air tellement heureuse c’est fou. Je peux
pas m’empêcher d’écouter, de toute façon elle gueule si fort…
Elle baise en anglais, elle appelle son Dieu, elle a l’air d’aimer
énormément ce qui lui arrive, d’être absolument ravie du
traitement qui lui est fait au point de s’en foutre du reste du
monde, et je trouve ça très bien. Pour évaluer le boucan je me
bouche les oreilles, et même ainsi je l’entends encore. Sa joie
remplit tout l’immeuble, passe les cloisons et s’impose à
vous. On
peut vivre cette époque heureux malgré tout
Le
dimanche à Paris se connecter sur Facebook et
constater que « Emma
is in a relationship ».
Emmener son linge au Lavomatic et penser en regardant la lessive qui
tourne à ta mère divorcée qu’il faudra aller voir avant que la
nuit tombe à Villiers-sur-Marne, tout au bout de la racaille. Passe
dans la rue un simili-latino rigolard au bout de sa main celle d’une
aryenne en leggins. Ils vont chez elle peut être, ou en viennent. La
veille rentrer seul d’une bagarre et allumer la télé pour écouter
Angelina Jolie confier à Ardisson que Brad Pitt est une personne
formidable. En chemin sur les boulevards venteux du neuvième
arrondissement une des affiches d’un kiosk à journaux fermé
expliquait que la France est définitivement métissée, textuel.
« Trois couleurs sur les affiches nous traitent comme des
bandits » Iam 1997. Comprendre
son époque comme la suite logique de l’époque précédente
23h30
le 7 novembre 2005 arriver sous escorte à
l’hôtel de police menottes dans le dos. Nuit d’émeute. Me suis
fait choper par deux officiers de la BAC à Echirolles en train
d’éteindre un incendie de voiture avec un extincteur volé trois
heures plus tôt à l’hôtel Mercure boulevard Joffre. Au
moment d’entrer dans le bâtiment qui voilà ? Qui voilà ?
Destot ! Destot ! Le maire PS de la ville, le Delanoë de
Grenoble accompagné d’une nuée de sbires, il était venu remonter
le moral des troupes pendant cette dure épreuve. J’ai l’impression
de vivre un moment historique, le genre « lambda citoyen face
au pouvoir occulte» et je l’insulte copieusement au moment de
le croiser, ce n’est pas bien glorieux je lui dit que c’est les
gauchistes de son genre qui sont responsables de ce merdier, que
l’impunité de la racaille c’est sa faute, qu’on n’est pas
dans la merde aujourd’hui… On me serre très fort les bras
derrière moi, les deux fonctionnaires n’apprécient pas du tout,
ils me poussent à l’intérieur, m’emmènent en bas vers les
cellules faire une petite nuit en garde à vue. Certains policiers de
service me reconnaissent. L’hôtel Mercure ne portera pas
plainte. Etre
au cœur de son époque
Qui
se souvient de Gérard de Suresnes ? Un
bien étrange personnage qui « berçait » mes nuits
blanches de collégien et dont j’enregistrais tous les hilarants
débats, son émission hebdomadaire. Début avril 2004, je rencontre
Gérard Cousin dit Gérard de Suresnes, chez lui à Montluçon. On a
fait le voyage soit 500 km avec des amis. Modeste appartement HLM,
télé allumée 24/24, aux murs des posters de camions découpés
dans des magazines, naïfs témoignages de l’attachement à son
ancien métier de routier. La vue donnait en face sur une immense
barre d’immeuble, entièrement désaffectée. A travers les
poussiéreuses fenêtres nous n’avons vus personne dans les
rues de tout l’aprème. Pas un bruit dans cette immensité
bétonnée, seulement celui d’une porte de local technique laissée
ouverte, et qui battait au vent sur le toit de cet immeuble en face.
Une atmosphère de dessin d’Enki Bilal, au bout du monde, au bout
d’un dimanche affreux. On a déjeuné dans un Buffalo Grill. En
repartant, j’ai eu un pincement au cœur, sensation de malaise. Je
revois le bonhomme nous serrer la main sur le parking et s’en
retourner vers son immeuble, à sa vie complètement solitaire,
coupée du monde. Viré de Fun Radio quelques mois plus tôt. Il
avait pourtant été à son insu la figure marquante de toute une
génération… Il est mort Gérard de Suresnes, de maladies un an
plus tard complètement seul, son corps non-réclamé car il n’avait
plus de famille, a été enterré dans la fosse commune du cimetière
de Désertines (03). Etre
le fruit de son époque
Passer
des années « jeunes connards & nuits blanches» avec
ses amis à Grenoble Isère France. Au petit matin avant de rentrer
dormir on allait forcer la porte de service du Macdo de la place
Grenette et l’on mangeait les hamburgers non-consommés. A l’époque
nous avions tous récemment travaillés chez macdo au moins une fois
et savions que les hamburgers produits et non commandés dans les dix
minutes sont sortis du bin et
jetés « en perte ». Et qu’ils sont mis à part dans
leur boîte, dans des sacs poubelles. Donc c’est pas sale non ?
Ouais si c’est quand même dégueulasse… On bouffait ça ravis,
dans le silence d’une rue piétonne à l’aube, le sac poubelle à
nos pieds. Des bilans de nuit honorables: ivresse à la Maximator,
lignes de coke tapées sur des poubelles d’une allée d’immeuble
bourgeois ouverte avec une clé de facteur volée, discussions sur
l’Indochine avec un clochard ex-para tatoué « HATE »
sur le front je dis bien sur le front, bagarre avec des gauchistes
« zoufs », embrassé des filles croisées place de Gordes
qui nous trouvaient « trop forts et trop intelligents »,
incrustés à une soirée repérée depuis la rue, virés au bout de
dix minutes parce que Gyom avait touché la chatte d’une meuf, bu
dans l’allée une bouteille de « Zubrowska » chourrave,
bagarre avec des proprios de l’immeuble qui nous disaient de
dégager, croisé un type du lycée qui revenait d’une session
graff ferroviaire en Hongrie, effondrement sur des bancs et refaisage
de monde, et puis forçage de porte au Macdo. Nous
avions toute la vie devant nous et il n’y avait rien que nous
ne puissions accomplir.
Les petits-déj’ du Macdo c’étaient des moments magiques. Vivre
une époque formidable
Tous
ces moments sont des moments vécus et payés.
Nous faisons-nous bien comprendre ? Nous parlons de filles
parties la première dans la cuisine le matin, votre humble serviteur
à la traîne resté dans la chambre pour faire son lit au carré
comme un coup d’un soir poli, voilà l’oreiller qui tombe,
découvrant un gode, un putain de gros gode rose clair en forme de
« monsieur » oui un ignoble gourdin humoristique tout
arrangé comme une bite avec gland stylisé tête, bras le long du
corps stylisés veines… un gode juste là, pas rincé,
indiscutable, irréfutable, accablant, la brutale réalité du sexy
et mutin « meilleur ami » chanté par Yelle repris en
chœur par les petites rebelles qui voudraient être belles. Un gode
en forme de monsieur. Etre
le témoin de son époque
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