Unité
de lieu : un
bâtiment du rond-point Schuman à Bruxelles
Unité
de temps :
de 9 heures du matin à 12h00
Personnages
principaux :
John-Robert Vanroeselare (manager, 29 ans), Aurélia Boukrah (junior
worker, 24 ans), Fawzi Luddendorff (senior worker, 29 ans),
Abderrahmane Tügrül (worker, 28 ans), Lounès Darbois-Beaumont
(worker, 27 ans), Sebastian Macateer (worker, 30 ans), Stijn Roossens
(junior worker, 24 ans) et une cinquantaine d’autres “workers”
en arrière-plan.
Ca
y est on travaille. On travaille pour notre carrière. La
carrière, l’excavation pénible et lente de l’argent centime par
centime et son acheminement vers le compte en banque. Faire acte de
présence au bureau, le lieu précis de la carrière, permet
d’alimenter le compte. La vie d’adulte est ainsi rationalisée
par des « + » et des «- » sur le compte en banque.
Et l’on fluctue des gains aux pertes, des encaissements aux
dépenses, sur un rythme comparable à celui géographique, du
« métro-boulot-dodo ». Le temps passé à travailler
produit des gains. Le temps passé à consommer produit des pertes. A
ce qu’il paraît chaque être humain est appelé à devenir une
entreprise individuelle dans un futur proche. Nous on est déjà ça.
Des petits harpagons bien vénaux, dés 25 ans déjà bien desséchés
bien raidis par une permanente vision comptable des choses de la vie.
Alors
c'est ça le travail... On est tous là alignés en batterie à nos
bureaux dans « l’open space », le « sales-floor ».
On est en costume, on a moins de trente ans on gagne de la grosse
thune, on manie de la grosse thune et on parle au téléphone de
montants en grosse thune déclarant à des interlocuteurs de
cinquante ans qu’on « ne
peut pas les prendre à plus de 550 euros/jour désolé »...
La gloire. On parle fort au téléphone, on est fiers et quand on
tient un bon morceau on le fait savoir on se met debout on parle
encore plus fort en insistant bien sur les termes qui connotent qu’on
va dealer comme ça dans le bureau tous les regards se tournent vers
nous. On joue aux traders de deuxième division, bien serrés les uns
les autres comme ça on entend tout de ce que font les voisins, ces
membres de notre « team » qu’on déteste mais qu’on
fait semblant de kiffer, passk’on trouve que ça crée une saine
compétition un « win-win ». Ainsi la
promiscuité urbaine ne s’arrête pas au logement ni même à la
rue elle se poursuit au bureau, puis le soir dans les bars. Nulle
échappatoire. Il faut vivre ensemble. Et très près, très proches
comme Bonoba 1erdansant
le zouk avec Anaïs. En face de moi j’ai Fawzi, à droite Jason et
à gauche Abderrahmane. Et tous ensemble on va rentrer dans le peak
selling time,
9h-12h le temps dévolu à VENDRE. Attention on ne rigole plus. On
est des super vendeurs des super top-high-end consulting sales
persons on est des top-billers des « assis sur un siège à
200 000 par an », c’est même le manager qui le dit !
Tu parles on des commerciaux c’est tout.
Nos
tables sont encombrées de paperasses et de « dossiers »
jamais lus, de boîtes de médicaments et de produits de beauté sur
le bureau de Boukrah, des trucs bien répugnants des tubes de pommade
pressés froissés écrasés jusqu’à la dernière goutte, des
Clarins et des L‘Oréal tombés au champ d’honneur dans la
terrible bataille que Boukrah mène contre la laideur. Y a aussi des
trompettes, fausses en plastique, une par bureau. C’est une
initiative du management pour dynamiser l’équipe, pour mettre du
« fun ». Ainsi nous sommes censés lorsque l’on
décroche un nouveau job souffler une fois dans notre trompette,
lorsqu’on booke une interview souffler deux fois, et lorsqu’on
effectue le placement, le « deal » proprement dit on,
souffler très fort et très longtemps dans la trompette.
Chez
les autres équipes du sales-floor c’est pas le même concept. Eux
ils « boshent ». Quand ils font un deal, ils sont
acclamés par toute la salle qui tape alors sur les tables les
chaises sur le sol, et ils doivent crier à la fin « bosh »
très fort. Les filles, les mecs, tout le monde. « Bosh ».
« Julien a
boshé son troisième deal du mois».
Tout ce que je raconte ici est fidèlement photographié en prise
direct. Zéro bobard.
9h01
je commence à appeler. Je casse successivement les couilles de M.
Vanmol, M. Vanlandeghem, M. Vandeboere, M. Vandekerkhoeven, M.
Vandeputte, M. Vansteenkiste... « Non, non, non, non, non et
non » répondent-ils. Fais chier. Ca commence. Un reminder sur
Outlook me rappelle de téléphoner à un manager gayz de Belgacom.
Il y a une interview potentielle avec lui. Ce gayz je sais bien le
gérer en faisant l’exquis, en jouant au Pascal Sevran lettré, ça
l’enchante ça le fait crépiter… le mec me dit que j’ai un
langage châtié, que c’est rare, que c’est sympââ... J’hésite
à lui dire que « mais dis donc toi, on dirait que t’as le
feu au cul trésor » avec une voix chaude qui susurre mais je
me ravise, des fois qu’il le prenne mal. Enfin résultat des
courses : il veut voir mon candidat. Ouf. Je dis à John-Robert
que c’est booké mais précise que je refuse de souffler dans la
trompette. « Well done Lounèèèès » qu’elle dit
Boukrah à l’affut, pour « célébrer » mon interview.
Un
gros bruit. Un fracas de matières plastiques qui s’entrechoquent.
C’est Abderrahmane qui raccroche son téléphone très fort et se
lève de sa chaise en serrant le poing en signe de
victoire. Abderrahmane c’est un petit gros Turc trappu vivace,
toujours moulé dans des costumes et souliers glacés brillants, un
Farès de « Rabbi Jacob » qui part au quart de tour,
alors j’aime le toréer un peu surtout qu’il fonce à tous les
coups dans le drapeau rouge...
- Aya
comment jui ai VENDU ! Comment je l’ai closé !... Je
l’ai closé !... closé !
- Ouais!
Bon appel Abder-man!
J’ai adoré ton approche-client sur cet appel ! (j’ai
rien écouté)
- Mais
vas-y toi travailles twâ... parle mwâ pas espèce de Hargoun va !
- Mec
je te dis que tu es kiffant… T’énerves pas quoi ! Je trouve
que tu as une très bonne attitude-client, je mets de la positivité
dans ton environnement de vente tu vois pas ?
- (me
désignant du doigt et prenant à témoin Fawzi)
‘Tain mais c’est un malade… c’est une erreur de recrutement
ce mec !
-Mais
nan mec... ton attitude-client, comment dire… Merci de faire ce que
tu fais. Non voilà : merci d’être ce que tu es !
-Mec
t’es un ouf… t’es un ouf… vas-y lâche moi maintenant.
-Dis-donc
Fawzi as-tu vu l’admirable appel de vente consultative du
dénomméAbder-man ?
Derrière
l'écran plat la tronche de Fawzi émerge de son costume comme un
segment de crotte qui aurait pied dans la cuvette. « Euh ouais
euh chépa attends... ». Il est occupé Fawzi. Je bloque un
moment sur sa tronche. Vraiment ce n’est pas regardable. Deux ans à
se coltiner ça... J’essayais d’en faire des descriptions à mes
amis mais n’y arrivais pas bien, alors pour couper court je leur ai
envoyé par e-mail une photo de la face de ce type. « Un
écureuil castré »
m’a-ton répondu immédiatement. Le premier verdict était sans
appel. Il est tout maigre Fawzi, son cou de poulet tout fin semble
ployer sous ce visage osseux, émacié épuisé, qui héberge un
regard terne, une face de hyène aux traits grossiers, une face
pétrie à la grossière pâte à modeler... Et puis ses dents...
dont une sur trois est pété dans sa bouche de suceur de bite... A
une époque il était surnommé « Gargamel », c’était
avant qu’il passe « senior ». Mais il ne comprenait pas
la raison de ce surnom. Il ne saura jamais. Il est « senior »
maintenant, on lui doit le respect.
Est-ce
qu’on a célébré le deal d’hier de Stijn ? demande
John-Robert... Non John-Robert nous n’avons pas célébré le deal
de Stijn. Pouvons-nous prendre une minute pour célébrer le deal de
Stijn, demande à la cantonade John-Robert, shall
we ?
Oui nous pouvons. Un « Yes
we can ! »
se détache du concert de « ouiii » c’est là-bas la
salope aryenne flamande Kathleen hilare qui a fait une blague.
Kathleen sort qu’avec des « métis ». Dans le tiroir de
son bureau elle oublie parfois son écharpe en soie. Un soir j’étais
le dernier à quitter les lieux alors en passant devant sa place j’ai
sorti l’écharpe et me suis essuyé le gland avec. Mais revenons au
présent. On reçoit un e-mail commun à tous les vendeurs en
police de caractère taille 48, en rouge, en anglais ponctué de
« well done » et de «good stuff ». Le message
indique la marge en pourcentage que l’on fait sur le cul du client
et le montant de bénéfice net, un chiffre à 4 zéros en livres
sterling. Oui c’est une boîte anglaise alors on bosse enpounds tu
comprends on est tellement au-dessus du lot nous. Les fiches de
salaire des meilleurs vendeurs sont affichées au mur. Affichées au
mur. Et il est de bon ton de montrer que l’on a du respect pour ces
gens là, du genre en faisant une petite grimace de la lèvre
inférieure « ah
ouais respect lui, respect ! »
et en mimant le geste d’applaudissement. Il faut montrer qu’on
trouve ça admirable, comme si c’était sur Pasteur qu’on
s’extasiait, il faut montrer de la « positivité »
c’est très important on nous le demande textuellement. La
« positivité ».
Il
faut célébrer le deal de Stijn. Alors nous procédons à la
célébration réglementaire. Tout le monde se met à taper sur les
tables de plus en plus fort de plus en plus vite, raffut d’enfer,
et Stijn souffle fort dans sa trompette, et John-Robert dit
« yeaaaaah » et il vient taper dans la main de Stijn, et
puis ça s’arrête. Le deal a été célébré. On arrête la
célébration. On se remet au téléphone. C’est célébré ça y
est.
J’appelle
quelques francophones... M. Linotte, M. Debrue... Que c’est
chiant... Dans ce métier, être efficace seulement 2% du temps
suffit parfois pour gagner dans les 3000 euros par mois. Le reste du
temps est constitué de remplissage destiné à justifier les profits
astronomiques que l’on fait. C’est un foutu putain de mensonge
dégueulasse, qui laisse présager des mérites véritables des
« gros » bureaux de vente à commencer par les fameux
fonds d’investissement et leurs « traders ».... Ah
putain l’envers du décor n’est pas triste ! Ils peuvent
dire tout le baratin qu’ils veulent les managers, moi je sais qu’on
est dans ce job comme en Union Soviétique : tous les rapports
tous les graphiques, toutes les « analyses de période »
servent à justifier les budgets et à rien d’autre. Tout est
entièrement bidon, faussé, omis, grossi, vanté, transformé... A
Las Vegas j’avais pour voisin de chambrée le top
billerde
tout le groupe, le maxi-top-biller de la mort. J’ai parlé un peu
avec lui... D’où venaient ses clients ? Son prodigieux secret
de top biller ? Voilà : en fait il avait fait 90% de ses
deals chez un client unique. Un client dont le PDG n’était autre
qu’un ami de ses parents, un mec qu’ils recevaient à dîner chez
lui depuis tout petit... Mais quand on lui demandait son secret à
Hartmann il disait pas ça... Il avouait pas... Il disait que c’était
grâce à la construction de son réseau professionnel ce qui n’était
donc pas tout à fait un mensonge non plus... Mais ce qui était du
baratin.
Tout
le temps qu’on ne passe pas en rendez-vous on doit le passer à
parler au téléphone. Il faut qu'il y ait de "l'environnement",
c’est textuellement ce qu’on nous demande : créer de
« l’environnement » par le fait de parler fort au
téléphone en plaçant des USP (Unique Selling Points) afin de créer
une émulation collective d’environnement dans laquelle tous les
vendeurs rivalisent d’audace. Chaque jour les managers
vérifient nos "phone stats". Il faut avoir au minimum 3
heures cumulées d’appel sortant par jour à partir du moment où
l’interlocuteur décroche. Absurde quand on sait qu’un
seul e-mail avec CV en attachement suffit pour faire un
deal de 30.000 euros. Tout le bordel autour, les client
visits les
déjeuners les USP les trainings les méthodes de vente les machins
c’est tout du bla-bla du remplissage de la décoration de la
tartufferie des beaux discours pour pouvoir appeler tout ce cirque un
"job" et en faire des carrières des médailles des
récompenses des classements des plus ou moins "bons vendeurs"…
A chaque fois que le sendout marche,
et qu’il débouche au final sur un deal, croire que cela est dû au
"contrôle" du vendeur, croire que cela est dû au "bon
vendeur" est une illusion d'orgueil. C'est a l'orgueil que ca
marche toute cette fête foraine, toute cette blague. Ils y plongent
tous à fond la caisse, sans recul du tout, il y croient ils font les
vendeurs ils SONT des vendeurs… Un conflit? Un job, un marché, un
deal, un euro, un centime leur ai mis en balance par un collègue
vendeur? On va voir la direction! Et là ils rivalisent de tout ce
qu'ils peuvent de professionnalisme… Ils plaident ils font leurs
sucrés, leurs honnêtes voyageurs détroussés... Comme quoi c’est
eux qui ont développés le compte... qu'ils ont un
super comitment avec
le manager! Que leur KPIs sont les plus élevés... que c’est eux
qui font le plus d’environnement... qui ont les plus meilleurs
phone stats du monde, et les USP aussi, et les mailshots les
activités les positivité-client... que leuraverage
weekly GP est
le plus consistent,
que leur monthly billing c'est le plus beau! Qu'ils débordent de
professionnalisme 24/7, qu’ils « vivent et respirent les
valeurs de la boîte » plus fort que quiconque ici bas...
C’est
dans la course pour la thune que se révèlent les personnalités...
L’argent fait tomber les masques. Ils sont tous « de gauche »
pourtant. La boîte sait te pousser petit gauchiste, exciter tes
réels instincts animaux en agitant des récompenses... Si tu
travailles bien tu auras une récompense mon petit... Une voiture en
leasing, un séjour à Las Vegas, des tas d’argent...
Je
pense à tout ça… 9h47 c’est déjà l’ennui, le combiné collé
sur l’oreille j’en ai même oublié que la tonalité s’est
arrêté. Ca ne répond pas. Derrière les baies vitrées
hermétiquement fermées j’observe le monde à l’air libre
s’éveiller calmement sous un ciel bleu électrique. Dans la salle
on a laissé les néons allumés. Gâchis, temps et lumière mal
dépensés, gâchis comme tant de choses... Pourtant il
fut un temps ou vivre n’était pas si sérieux, pas si lourd. Ce
temps c’était celui d’avant la carrière.
Voilà
Moustapha qui passe... Moustapha c’est le gars bling-bling insolent
qui aime bien parler d’argent. Il s’arrête devant mon bureau, il
est en pleine forme. Il a baisé Joséphine une fois. Son fond
d’écran d’ordinateur à son bureau c’est une photo de Ferrari.
-
Ho Beaumont ! Ho Darbois! Ho c’est quoi ton plus gros
paycheck ?
-
Salut « Mouss », ben je sais pas... (Je
lui donne un chiffre inventé)
-
euros ? Tu es encore un petit ! Un petit joueur ! Tu
deviendras un homme mon fils !
Les
numéros défilent sur le cadran du téléphone. M. untel chez Xerox,
M. untel chez Thalès... M. Diederik Peeters dans une PME au nom
impossible du style « COGIP » ou « SOPEC ».
Diederik Peeters me dit comme tant d’autres qu’il a pas beaucoup
de temps, qu’il recrute pas en ce moment, qu’il faut que je lui
envoie un e-mail... Bien monsieur au revoir monsieur. Ils ont « pas
de besoin »
et on le sait. Pourquoi on continue à les appeler ? La vérité
c'est qu'il y a un effondrement COMPLET du business et du chiffre
d’affaire des clients dans ce secteur d’activité, ce qui affecte
d’autant notre activité. Entre les années 2000 et 2006 ce genre
de boîte était des mines d’or. N’importe quel clampin de 23-24
ans y débarquait et gagnait 6000 euros net mensuels au bout de
quelques mois. Mais c’est fini. Y a la « crise »...
Mon
manager me tire de la rêverie.
-On
s’en fout ! Rappelle-le ! Rappelle le oké !
Vends lui ! Tu le WRIOC tu le vrioque, tu l’éduques ! Tu
lui mets des USP tu lui vends ! Tu lui vends au taquet !
Faut qu’on commence à mettre un peu d’activité sur ce sales
floor là! Sans ça c’est encore un mec de chez Page qui va
travailler avec lui !
-Oui
John-Robert mais il a reçu 4 appels de recruteurs ce matin déjà,
il est super vénère contre nous…
-Eh
ben rappelle-le ! Tu l’éduques ! Allez allez ! (il
tape dans ses mains)
Alors
je rappelle Diederik Peeters. Ca sonne. Je vais l’éduquer. Ca
sonne. John-Robert derrière moi écoute bras croisés. Ca sonne.
Voilà ça décroche. Coup de chaud. « Yes hello
this is me again sorry to call you back Mr. Peeters well actually… »
mais le mec me coupe la parole, se met à dire calmement mais
fermement à la manière belge qu’il en a marre de nous, qu’il a
plus une thune, que des centaines de parasites comme nous l’appellent
chaque jour pour lui vendre des machines à café des fournitures de
bureau des ordinateurs et des services « de
mert’ » et
que nous devons comprendre que cela doit cesser et que si un besoin
se fait sentir il nous contactera…. C’est limpide. Si j’étais
dans un rapport « normal » je raccrocherais. Mais
John-Robert est sur mon cul alors j’applique à la lettre les
« basics » prévus pour ce genre de cas : le
WRIOC. Welcome
« D’accord je comprends votre point de vue vous
avez... » ; Resay
« En fait vous souhaitez avoir une vision plus claire de vos
besoins qui pourraient... » ; Isolate
« Y-a-t-il autre chose que vous souhaitiez porter à mon
attention ? » ; Open
question « Comment vos projets vont-ils s’étaler dans le
temps pour les trois prochains mois ? » ; Close
« Maintenant tu vas bosser avec nous bâtard ! ». Et
s’il dit non on recommence le WRIOC…
Le
pire moment c’est lorsque tu parles, que tu sens que tu l’emmerdes
énormément, que tu abuses de sa bonté et qu’au bout du fil tu
l’entends souffler d’exaspération. Fais chier, ce boulot qui
consiste à emmerder les gens à leur cirer les pompes à les
influencer puis à se barrer en disant « j’l’ai bien
niqué ». Le métier lui-même pourrait être respectable mais
il est constamment déshonoré par les malotrus qui y font
carrière. Franchement à quoi bon emmerder des mecs comme
Diederik Peeters qui sont au bord de la crise de nerfs ? Ces
entrepreneurs natifs sont seuls à produire de la valeur ajoutée
ex-nihilo dans un univers ultra-hostile à la production de
richesses : Belgique socialiste, charges, « redistribution »
etc… Dès qu’un aventurier comme lui réussit dans
cette tourbe, voilà que des multitudes de parasites se jettent
dessus pour grappiller un peu de poussière d’or. Des cold-calls ?
Les Diederik en reçoivent 10 par jour : 10 connards velus et
charmeurs avec leur batterie bien préparée de contre-objections, 10
horribles types confiants et brûlants d’entuber qui que ce soit
pour vendre des ordis, des fournitures de bureau, du recrutement, des
cadeaux de fin d’année, des bombonnes d’eau, des machines à
café, du vin, des services de merde etc…
John-Robert
comprend que faut laisser tomber. Il se met à tousser et à bailler.
C’est ça tousse et baille connard… Peux plus les saquer ces faux
chefs des ventes qui accaparent des pourcentages de tes pourcentages,
qui s’impatientent lorsque ça tarde, ne donnent aucun conseil
utile. On est des putains de sale parasite voilà exactement ce que
je pense. On gagne de la thune en ponctionnant des salaires. Mais on
ne crée rien ! Nous sommes des intermédiaires qui interrompons
le processus normal du marché du travail. Pour justifier ce racket
éhonté nous inventons toutes sortes de réponses-qui-tuent de ce
style : « le
montant de nos commissions, monsieur le client, s’explique par tout
l’argent que nous investissons pour rechercher, interviewer et
fidéliser les meilleurs consultants sur le marché du travail
mondial et les mettre à votre service ».
Mensonge ! Mensonge ! Putain de mensonge dégueulasse
dressé bien droit dans ses bottes, là bien péremptoire ! On
est des arnaqueurs et on le sait ! Des dissimulateurs des
escrocs des sales putains d’accaparateurs qui font de la merde pour
engranger une thune aussitôt dépensée dans des conneries
dégueulasses. Boukrah la crasseuse et ses potions infâmes... Fawzi
le communiste et ses soirées-resto sans pourboire... Moi et
mes lubies...
On
taffe dans l’immatériel, dans le tertiaire, dans le précaire,
dans un monde de consultants indépendants qui démarchent d’autres
consultants indépendants sans jamais se voir, en se parlant par ordi
et téléphone interposés, assis pas bouger, on fait des
« placements » sur des missions freelance de
programmation de logiciels… On ne comprend RIEN à ce que l’on
fait. Tout notre monde est volatile, parasitaire, improductif,
mensonger... les journées se ressemblent, elles s’égrènent et
s’envolent au vent… 2 ans de ce rythme là passent étrangement
vite, à vivre comme un zombie, entièrement en apnée dans ce bain
de merde.
« Mon
rôle dans l’entreprise consiste à masquer mon mépris pour les
trouducs qui nous dirigent et au moins une fois par jour à aller aux
toilettes pour me branler en rêvant à une vie qui serait moins
synonyme d’enfer »
American
Beauty
Bosser
comme vendeur permet cependant de se déplacer pour « rencontrer
le client ». Guillemets lorsque le vocabulaire est trop
dégoûtant. En 4 ans j’ai pu constater le décalage impressionnant
entre les photos des homepage de site web d’entreprise parfois
appuyées d’un slogan du genre « une
équipe de spécialistes à votre service ! »,
et la réalité physique qui se résume en fait à 2 ou 3 blaireaux
abrutis devant des ordis portables dans une chambre en bordel qui
sent le renfermé. Quand on est dans le système on voit l’envers
du décor. Pour une raison que j’ignore la plupart des gens
lorsqu’ils entrent dans le système adoptent toutes les valeurs
dudit système. Comme le déclame notre CEO à l’assemblée
générale ils « live
and breathe the companie’s value ».
Je n’ai jamais compris ça... Ils manifestent contre le fascisme le
1er mai
2002 (j’en étais) et un an plus tard à la faveur d’une embauche
ils sont devenus eux-mêmes « fascistes », petits kapos
qui s’épient, prompts à rapporter les mauvais comportements. De
Macdonald’s à PWC le jeune soudainement promu travailleur devient
un ignoble délateur zélé. Jamais assez repu de contradiction son
film préféré est « Fight Club » bien entendu.
Moi
je suis le serveur de restaurant qui pisse dans la bisque de homard
avant le service. Tiens 10h12 je vais me détendre un peu. Je vais
appeler le Baoulé « Paulin »... J’aime bien Paulin. Je
lui fais l’accent africain et il croit que je suis un « frère »
c’est l’avantage du téléphone... ça sonne...Voilà. Et
cette fois je prends vraiment un très fort accent africain avec
accents toniques qui terminent les phrases dans les aigües :
« Allô Paulin ? »... Mmh
oui…
(voix basse et
fainéante).
Paulin, (et c’est vrai c’est pas pour faire un cliché, tout ce
que je raconte est vrai) me dit qu’il fait la sieste là,
qu’il n’est pas disponible à moins de six cent euros /jour là,
qu’il ne se déplace pas sur Anvers à moins que ça là,
que « ou là
là »
que « non
non non »
que c’est comme ça et c’est tout là...
J’ai quand même envie de kiffer un peu avec Paulin alors je lui
tiens la jambe au téléphone, je le fais parler, je lui dit « Hou
comment là ? »,
« Hou non
non hein »
et « Hou là
là là »
et encore d’autres tics de langages pour bien lui montrer que je
suis un « frère » qui parle comme « au pays »
et puis je le remercie de son « temps
au téléphone »,
expression déplorable de commerciaux qui transposent l’anglais
au lieu de le traduire. « Je
veux dire c’était juste terrible
quoi ! ».
En souhaitant une bonne journée à Paulin je me le figure Noir
lascif aux lèvres bien gorgées qui expriment la satisfaction,
Paulin dans son hamac qui se rendort dans un soupir de bienheureux.
« Il fait bon vivre chez les Blancs là ».
Dans
cette boîte les discriminations raciales à l’embauche sont
quotidiennes. Ici les recruteurs Noirs font leurs placements de
préférence des candidats Noirs, les Arabes pareil, et ils se
permettent de demander aux candidats de quelle origine ils sont pour
être pote avec eux… Par contre si un Blanc fait un quart de ça
aussitôt il est accablé, suspecté, soupçonné des pires
accointances ! Blackblanbeur mon cul... Ils ont tous marchés
dans l’antiracisme et les petits combats depuis leur jeunesse et
aujourd’hui ce sont eux les bourgeois qui brandissent une morale,
ce sont eux les censeurs, les délateurs, les planqués. Kader au
téléphone, textuellement : Vous
êtes de quelle origine ?… Ah Burkina Faso… Ah non juste
comme ça j’ai… j’ai mes origines aussi !... hein moi
c’est Algérie !
Il a ses origines le monsieur ! Comme les femmes âgées ont
leurs habitudes, et les femmes jeunes leurs règles. Mais pour lui
c’est un motif de « fierté » d’avoir ses zorigines.
« Au match
France-Serbie hier y avait que des blacks dans l’équipe de
France ! Jean-Marie y devait être content hè hè hè ».
Il est drôle Kader, il parle fort Kader.
Faut
se coltiner l’arrogance de ces gros cons en plus des gros horribles
''NON'' des clients…. On est payés à se faire envoyer chier toute
la journée en fait. A se faire claquer des portes au nez à se faire
rabattre sur la teube des herses de châteaux-forts ''CLANG!''...
Parfois les refus des clients m’énervent vraiment trop alors je
leur fais tout, le WRIOC, les contre-attaques débiles apprises par
coeur « no need !» qu’il dit le client ?
Contre-attaque : « you don’t need to bring an
added-value to your customer service ? » et je les
rappelle à chaque fois qu’ils me raccrochent au nez disant que je
suis désolé mais que la ligne a coupé, ils s’énervent alors,
ils veulent savoir mon nom et celui de mon entreprise pour se
plaindre et je leur donne des faux noms : M. Jan Vandemeerde de
Gand, ou bien M. Ravinder Singh de London en prenant subitement
l’accent indien (je le fais bien) « attends on a noté
l’heure de ton appel on va t’recourir aux autorités »
déclare dans une rage contenue le dénommé Florian Le Touzé.
Pendant
ce temps Fawzi est en difficulté au téléphone… Il se fait
“closer” Fawzi le bon vendeur. Il
se met, comme souvent un vendeur en cas de conflit, à faire des
phrases longues vide de contenu réel : I
understand your point but now… as I said… at the end of the day
we all are businessmen and obviously we all need to reach an
agreement and as I said… it’s an internal policy that… and
basically that’s all I can say… C’est
tout ce qu’il peut dire Fawzi. Voilà le monde professionnel le
monde P-RR-O-FééSSIOO-NEL voilà une attitude et un discours
P-RR-O-FéSSIOO-NELS c’est comme ça qu’il faut faire, comme ça
que c’est bien, comme ça que c’est correct.
Qu’est-ce
que je vais trouver pour faire semblant de bosser maintenant... Dans
le couloir formé par l’alignement des bureaux voilà l’aryenne
Estelle qui se dirige vers la photocopieuse. Longiligne, blonde, peau
fine, structure osseuse de mannequin… Et tous les chacals du bureau
retiennent leur respiration, se mettent aux petits soins intéressés
pour elle quand elle demande un truc, puis dans son dos ils se
murmurent les saletés habituelles en ricanant. J’en ai assez vu je
descends en pause.
En
bas devant l’entrée se pressent une dizaine de fumeurs de la
boîte. Jason discute avec un nouvel employé flamand. Il
est en train de lui raconter la soirée habituelle de fin d’année
de la boîte, celle qui suit l’AGM à Londres. « Faut
que tu vois ça ! La soirée bah t’arrives dans un immense
palace, y a plein à bouffer partout y a du champagne, t’as des
types ils arrivent en limousine, tout le monde est en smoking, et là
t’as des meufs strip-teaseuses sur un podium qui chauffent la salle
avec de la zique a fond, y a une sorte de rideau derrière, et ça
monte comme ça jusqu’au maximum de la zique et là le rideau il
tombe et tu vois toute une salle, trois mille couverts dressés et
tout !... ah nan c’est des oufs !... ».
Pourquoi j’ai l’impression d’avoir trop bouffé rien qu’à
l’écouter ? On parle choses et d’autres, de ragots surtout.
Cela passionne les gens les « gossips ». Ainsi j’apprends
qu’il règne actuellement une ambiance de suspicion à cause d’un
phénomène de trace de merde dans les chiottes des filles et du coup
elles se soupçonnent toutes mutuellement. Fini les « ma
chérie trop beeelle ta robe ! »
tout ça... Non, c’est suspicion généralisée.
De
retour sur le « sales-floor » je m’approche
d’Abderrahmane qui tapote sur son clavier assis à sa table. Je
saisis une trompette et la positionne en lieu et place de sexe, bec
tourné vers sa face ottomane. Et je lui lâche très détendu : « dis
donc mec tu l’as vu l’instrument ? Tu viens me jouer un
petit air ? » Et ça ne rate pas, il se lève furax et
essaie de me courser « Bâtard Darbois !... aya tsékoi
jvé t’niquer !... ». Oh quelle rigolade... Cela
m’aidera à garder la pêche jusqu’à midi.
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