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mardi 18 août 2015

16/04/2010 - Journée de travail 1.2 – Peak selling time



Unité de lieu : un bâtiment du rond-point Schuman à Bruxelles
Unité de temps : de 9 heures du matin à 12h00
Personnages principaux : John-Robert Vanroeselare (manager, 29 ans), Aurélia Boukrah (junior worker, 24 ans), Fawzi Luddendorff (senior worker, 29 ans), Abderrahmane Tügrül (worker, 28 ans), Lounès Darbois-Beaumont (worker, 27 ans), Sebastian Macateer (worker, 30 ans), Stijn Roossens (junior worker, 24 ans) et une cinquantaine d’autres “workers” en arrière-plan.
 
Ca y est on travaille. On travaille pour notre carrière. La carrière, l’excavation pénible et lente de l’argent centime par centime et son acheminement vers le compte en banque. Faire acte de présence au bureau, le lieu précis de la carrière,  permet d’alimenter le compte. La vie d’adulte est ainsi rationalisée par des « + » et des «- » sur le compte en banque. Et l’on fluctue des gains aux pertes, des encaissements aux dépenses, sur un rythme comparable à celui géographique, du « métro-boulot-dodo ». Le temps passé à travailler produit des gains. Le temps passé à consommer produit des pertes. A ce qu’il paraît chaque être humain est appelé à devenir une entreprise individuelle dans un futur proche. Nous on est déjà ça. Des petits harpagons bien vénaux, dés 25 ans déjà bien desséchés bien raidis par une permanente vision comptable des choses de la vie.
Alors c'est ça le travail... On est tous là alignés en batterie à nos bureaux dans « l’open space », le « sales-floor ». On est en costume, on a moins de trente ans on gagne de la grosse thune, on manie de la grosse thune et on parle au téléphone de montants en grosse thune déclarant à des interlocuteurs de cinquante ans qu’on « ne peut pas les prendre à plus de 550 euros/jour désolé »... La gloire. On parle fort au téléphone, on est fiers et quand on tient un bon morceau on le fait savoir on se met debout on parle encore plus fort en insistant bien sur les termes qui connotent qu’on va dealer comme ça dans le bureau tous les regards se tournent vers nous. On joue aux traders de deuxième division, bien serrés les uns les autres comme ça on entend tout de ce que font les voisins, ces membres de notre « team » qu’on déteste mais qu’on fait semblant de kiffer, passk’on trouve que ça crée une saine compétition un « win-win ».  Ainsi la promiscuité urbaine ne s’arrête pas au logement ni même à la rue elle se poursuit au bureau, puis le soir dans les bars. Nulle échappatoire. Il faut vivre ensemble. Et très près, très proches comme Bonoba 1erdansant le zouk avec Anaïs. En face de moi j’ai Fawzi, à droite Jason et à gauche Abderrahmane. Et tous ensemble on va rentrer dans le peak selling time, 9h-12h le temps dévolu à VENDRE. Attention on ne rigole plus. On est des super vendeurs des super top-high-end consulting sales persons on est des top-billers des « assis sur un siège à 200 000 par an », c’est même le manager qui le dit ! Tu parles on des commerciaux c’est tout.
Nos tables sont encombrées de paperasses et de « dossiers » jamais lus, de boîtes de médicaments et de produits de beauté sur le bureau de Boukrah, des trucs bien répugnants des tubes de pommade pressés froissés écrasés jusqu’à la dernière goutte, des Clarins et des L‘Oréal tombés au champ d’honneur dans la terrible bataille que Boukrah mène contre la laideur. Y a aussi des trompettes, fausses en plastique, une par bureau. C’est une initiative du management pour dynamiser l’équipe, pour mettre du « fun ». Ainsi nous sommes censés lorsque l’on décroche un nouveau job souffler une fois dans notre trompette, lorsqu’on booke une interview souffler deux fois, et lorsqu’on effectue le placement, le « deal » proprement dit on, souffler très fort et très longtemps dans la trompette.
Chez les autres équipes du sales-floor c’est pas le même concept. Eux ils « boshent ». Quand ils font un deal, ils sont acclamés par toute la salle qui tape alors sur les tables les chaises sur le sol, et ils doivent crier à la fin « bosh » très fort. Les filles, les mecs, tout le monde. « Bosh ». « Julien a boshé son troisième deal du mois». Tout ce que je raconte ici est fidèlement photographié en prise direct. Zéro bobard.
9h01 je commence à appeler. Je casse successivement les couilles de M. Vanmol, M. Vanlandeghem, M. Vandeboere, M. Vandekerkhoeven, M. Vandeputte, M. Vansteenkiste... « Non, non, non, non, non et non » répondent-ils. Fais chier. Ca commence. Un reminder sur Outlook me rappelle de téléphoner à un manager gayz de Belgacom. Il y a une interview potentielle avec lui. Ce gayz je sais bien le gérer en faisant l’exquis, en jouant au Pascal Sevran lettré, ça l’enchante ça le fait crépiter… le mec me dit que j’ai un langage châtié, que c’est rare, que c’est sympââ... J’hésite à lui dire que « mais dis donc toi, on dirait que t’as le feu au cul trésor » avec une voix chaude qui susurre mais je me ravise, des fois qu’il le prenne mal. Enfin résultat des courses : il veut voir mon candidat. Ouf. Je dis à John-Robert que c’est booké mais précise que je refuse de souffler dans la trompette. « Well done Lounèèèès » qu’elle dit Boukrah à l’affut, pour « célébrer » mon interview.
Un gros bruit. Un fracas de matières plastiques qui s’entrechoquent. C’est Abderrahmane qui raccroche son téléphone très fort et se lève de sa chaise en serrant le poing en signe de victoire. Abderrahmane c’est un petit gros Turc trappu vivace, toujours moulé dans des costumes et souliers glacés brillants, un Farès de « Rabbi Jacob » qui part au quart de tour, alors j’aime le toréer un peu surtout qu’il fonce à tous les coups dans le drapeau rouge...
- Aya comment jui ai VENDU ! Comment je l’ai closé !... Je l’ai closé !... closé !
- Ouais! Bon appel Abder-man! J’ai adoré ton approche-client sur cet appel ! (j’ai rien écouté)
- Mais vas-y toi travailles twâ... parle mwâ pas espèce de Hargoun va !
- Mec je te dis que tu es kiffant… T’énerves pas quoi ! Je trouve que tu as une très bonne attitude-client, je mets de la positivité dans ton environnement de vente tu vois pas ?
- (me désignant du doigt et prenant à témoin Fawzi) ‘Tain mais c’est un malade… c’est une erreur de recrutement ce mec !
-Mais nan mec... ton attitude-client, comment dire… Merci de faire ce que tu fais. Non voilà : merci d’être ce que tu es !
-Mec t’es un ouf… t’es un ouf… vas-y lâche moi maintenant.
-Dis-donc Fawzi as-tu vu l’admirable appel de vente consultative du dénomméAbder-man ?
 
 Derrière l'écran plat la tronche de Fawzi émerge de son costume comme un segment de crotte qui aurait pied dans la cuvette. « Euh ouais euh chépa attends... ». Il est occupé Fawzi. Je bloque un moment sur sa tronche. Vraiment ce n’est pas regardable. Deux ans à se coltiner ça... J’essayais d’en faire des descriptions à mes amis mais n’y arrivais pas bien, alors pour couper court je leur ai envoyé par e-mail une photo de la face de ce type. « Un écureuil castré » m’a-ton répondu immédiatement. Le premier verdict était sans appel. Il est tout maigre Fawzi, son cou de poulet tout fin semble ployer sous ce visage osseux, émacié épuisé, qui héberge un regard terne, une face de hyène aux traits grossiers, une face pétrie à la grossière pâte à modeler... Et puis ses dents... dont une sur trois est pété dans sa bouche de suceur de bite... A une époque il était surnommé « Gargamel », c’était avant qu’il passe « senior ». Mais il ne comprenait pas la raison de ce surnom. Il ne saura jamais. Il est « senior » maintenant, on lui doit le respect.
Est-ce qu’on a célébré le deal d’hier de Stijn ? demande John-Robert... Non John-Robert nous n’avons pas célébré le deal de Stijn. Pouvons-nous prendre une minute pour célébrer le deal de Stijn, demande à la cantonade John-Robert, shall we ? Oui nous pouvons. Un « Yes we can ! » se détache du concert de « ouiii » c’est là-bas la salope aryenne flamande Kathleen hilare qui a fait une blague. Kathleen sort qu’avec des « métis ». Dans le tiroir de son bureau elle oublie parfois son écharpe en soie. Un soir j’étais le dernier à quitter les lieux alors en passant devant sa place j’ai sorti l’écharpe et me suis essuyé le gland avec. Mais revenons au présent. On reçoit un e-mail commun à tous les vendeurs en police de caractère taille 48, en rouge, en anglais ponctué de « well done » et de «good stuff ». Le message indique la marge en pourcentage que l’on fait sur le cul du client et le montant de bénéfice net, un chiffre à 4 zéros en livres sterling. Oui c’est une boîte anglaise alors on bosse enpounds tu comprends on est tellement au-dessus du lot nous. Les fiches de salaire des meilleurs vendeurs sont affichées au mur. Affichées au mur. Et il est de bon ton de montrer que l’on a du respect pour ces gens là, du genre en faisant une petite grimace de la lèvre inférieure « ah ouais respect lui, respect ! » et en mimant le geste d’applaudissement. Il faut montrer qu’on trouve ça admirable, comme si c’était sur Pasteur qu’on s’extasiait, il faut montrer de la « positivité » c’est très important on nous le demande textuellement. La « positivité ».
Il faut célébrer le deal de Stijn. Alors nous procédons à la célébration réglementaire. Tout le monde se met à taper sur les tables de plus en plus fort de plus en plus vite, raffut d’enfer, et Stijn souffle fort dans sa trompette, et John-Robert dit « yeaaaaah » et il vient taper dans la main de Stijn, et puis ça s’arrête. Le deal a été célébré. On arrête la célébration. On se remet au téléphone. C’est célébré ça y est.
J’appelle quelques francophones... M. Linotte, M. Debrue... Que c’est chiant... Dans ce métier, être efficace seulement 2% du temps suffit parfois pour gagner dans les 3000 euros par mois. Le reste du temps est constitué de remplissage destiné à justifier les profits astronomiques que l’on fait. C’est un foutu putain de mensonge dégueulasse, qui laisse présager des mérites véritables des « gros » bureaux de vente à commencer par les fameux fonds d’investissement et leurs « traders ».... Ah putain l’envers du décor n’est pas triste ! Ils peuvent dire tout le baratin qu’ils veulent les managers, moi je sais qu’on est dans ce job comme en Union Soviétique : tous les rapports tous les graphiques, toutes les « analyses de période » servent à justifier les budgets et à rien d’autre. Tout est entièrement bidon, faussé, omis, grossi, vanté, transformé... A Las Vegas j’avais pour voisin de chambrée le top billerde tout le groupe, le maxi-top-biller de la mort. J’ai parlé un peu avec lui... D’où venaient ses clients ? Son prodigieux secret de top biller ? Voilà : en fait il avait fait 90% de ses deals chez un client unique. Un client dont le PDG n’était autre qu’un ami de ses parents, un mec qu’ils recevaient à dîner chez lui depuis tout petit... Mais quand on lui demandait son secret à Hartmann il disait pas ça... Il avouait pas... Il disait que c’était grâce à la construction de son réseau professionnel ce qui n’était donc pas tout à fait un mensonge non plus... Mais ce qui était du baratin.
Tout le temps qu’on ne passe pas en rendez-vous on doit le passer à parler au téléphone. Il faut qu'il y ait de "l'environnement", c’est textuellement ce qu’on nous demande : créer de « l’environnement » par le fait de parler fort au téléphone en plaçant des USP (Unique Selling Points) afin de créer une émulation collective d’environnement dans laquelle tous les vendeurs rivalisent d’audace.  Chaque jour les managers vérifient nos "phone stats". Il faut avoir au minimum 3 heures cumulées d’appel sortant par jour à partir du moment où l’interlocuteur décroche. Absurde quand on sait qu’un seul  e-mail avec CV en attachement suffit pour faire un deal de 30.000 euros. Tout le bordel autour, les client visits les déjeuners les USP les trainings les méthodes de vente les machins c’est tout du bla-bla du remplissage de la décoration de la tartufferie des beaux discours pour pouvoir appeler tout ce cirque un "job" et en faire des carrières des médailles des récompenses des classements des plus ou moins "bons vendeurs"… A chaque fois que le sendout marche, et qu’il débouche au final sur un deal, croire que cela est dû au "contrôle" du vendeur, croire que cela est dû au "bon vendeur" est une illusion d'orgueil. C'est a l'orgueil que ca marche toute cette fête foraine, toute cette blague. Ils y plongent tous à fond la caisse, sans recul du tout, il y croient ils font les vendeurs ils SONT des vendeurs… Un conflit? Un job, un marché, un deal, un euro, un centime leur ai mis en balance par un collègue vendeur? On va voir la direction! Et là ils rivalisent de tout ce qu'ils peuvent de professionnalisme… Ils plaident ils font leurs sucrés, leurs honnêtes voyageurs détroussés... Comme quoi c’est eux qui ont développés le compte... qu'ils ont un super comitment avec le manager! Que leur KPIs sont les plus élevés... que c’est eux qui font le plus d’environnement... qui ont les plus meilleurs phone stats du monde, et les USP aussi, et les mailshots les activités les positivité-client... que leuraverage weekly GP est le plus consistent, que leur monthly billing c'est le plus beau! Qu'ils débordent de professionnalisme 24/7, qu’ils « vivent et respirent les valeurs de la boîte » plus fort que quiconque ici bas...
C’est dans la course pour la thune que se révèlent les personnalités... L’argent fait tomber les masques. Ils sont tous « de gauche » pourtant. La boîte sait te pousser petit gauchiste, exciter tes réels instincts animaux en agitant des récompenses... Si tu travailles bien tu auras une récompense mon petit... Une voiture en leasing, un séjour à Las Vegas, des tas d’argent...
Je pense à tout ça… 9h47 c’est déjà l’ennui, le combiné collé sur l’oreille j’en ai même oublié que la tonalité s’est arrêté. Ca ne répond pas. Derrière les baies vitrées hermétiquement fermées j’observe le monde à l’air libre s’éveiller calmement sous un ciel bleu électrique. Dans la salle on a laissé les néons allumés. Gâchis, temps et lumière mal dépensés, gâchis comme tant de choses...  Pourtant il fut un temps ou vivre n’était pas si sérieux, pas si lourd. Ce temps c’était celui d’avant la carrière. 
Voilà Moustapha qui passe... Moustapha c’est le gars bling-bling insolent qui aime bien parler d’argent. Il s’arrête devant mon bureau, il est en pleine forme. Il a baisé Joséphine une fois. Son fond d’écran d’ordinateur à son bureau c’est une photo de Ferrari.
- Ho Beaumont ! Ho Darbois! Ho c’est quoi ton plus gros paycheck ?
- Salut « Mouss », ben je sais pas... (Je lui donne un chiffre inventé)
- euros ? Tu es encore un petit ! Un petit joueur ! Tu deviendras un homme mon fils !
 
Les numéros défilent sur le cadran du téléphone. M. untel chez Xerox, M. untel chez Thalès... M. Diederik Peeters dans une PME au nom impossible du style « COGIP » ou « SOPEC ». Diederik Peeters me dit comme tant d’autres qu’il a pas beaucoup de temps, qu’il recrute pas en ce moment, qu’il faut que je lui envoie un e-mail... Bien monsieur au revoir monsieur. Ils ont « pas de besoin » et on le sait. Pourquoi on continue à les appeler ? La vérité c'est qu'il y a un effondrement COMPLET du business et du chiffre d’affaire des clients dans ce secteur d’activité, ce qui affecte d’autant notre activité. Entre les années 2000 et 2006 ce genre de boîte était des mines d’or. N’importe quel clampin de 23-24 ans y débarquait et gagnait 6000 euros net mensuels au bout de quelques mois. Mais c’est fini. Y a la « crise »...
Mon manager me tire de la rêverie.
-On s’en fout ! Rappelle-le ! Rappelle le oké ! Vends lui ! Tu le WRIOC tu le vrioque, tu l’éduques ! Tu lui mets des USP tu lui vends ! Tu lui vends au taquet ! Faut qu’on commence à mettre un peu d’activité sur ce sales floor là! Sans ça c’est encore un mec de chez Page qui va travailler avec lui !
-Oui John-Robert mais il a reçu 4 appels de recruteurs ce matin déjà, il est super vénère contre nous…
-Eh ben rappelle-le ! Tu l’éduques ! Allez allez ! (il tape dans ses mains)
Alors je rappelle Diederik Peeters. Ca sonne. Je vais l’éduquer. Ca sonne. John-Robert derrière moi écoute bras croisés. Ca sonne. Voilà ça décroche.  Coup de chaud. « Yes hello this is me again sorry to call you back Mr. Peeters well actually… » mais le mec me coupe la parole, se met à dire calmement mais fermement à la manière belge qu’il en a marre de nous, qu’il a plus une thune, que des centaines de parasites comme nous l’appellent chaque jour pour lui vendre des machines à café des fournitures de bureau des ordinateurs et des services « de mert’ » et que nous devons comprendre que cela doit cesser et que si un besoin se fait sentir il nous contactera…. C’est limpide. Si j’étais dans un rapport « normal » je raccrocherais. Mais John-Robert est sur mon cul alors j’applique à la lettre les « basics » prévus pour ce genre de cas : le WRIOC. Welcome « D’accord je comprends votre point de vue vous avez... » ; Resay « En fait vous souhaitez avoir une vision plus claire de vos besoins qui pourraient... » ; Isolate « Y-a-t-il autre chose que vous souhaitiez porter à mon attention ? » ; Open question « Comment vos projets vont-ils s’étaler dans le temps pour les trois prochains mois ? » ; Close « Maintenant tu vas bosser avec nous bâtard ! ». Et s’il dit non on recommence le WRIOC…
Le pire moment c’est lorsque tu parles, que tu sens que tu l’emmerdes énormément, que tu abuses de sa bonté et qu’au bout du fil tu l’entends souffler d’exaspération. Fais chier, ce boulot qui consiste à emmerder les gens à leur cirer les pompes à les influencer puis à se barrer en disant « j’l’ai bien niqué ». Le métier lui-même pourrait être respectable mais il est constamment déshonoré par les malotrus qui y font carrière.  Franchement à quoi bon emmerder des mecs comme Diederik Peeters qui sont au bord de la crise de nerfs ? Ces entrepreneurs natifs sont seuls à produire de la valeur ajoutée ex-nihilo dans un univers ultra-hostile à la production de richesses : Belgique socialiste, charges, « redistribution » etc…  Dès qu’un aventurier comme lui réussit dans cette tourbe, voilà que des multitudes de parasites se jettent dessus pour grappiller un peu de poussière d’or. Des cold-calls ? Les Diederik en reçoivent 10 par jour : 10 connards velus et charmeurs avec leur batterie bien préparée de contre-objections, 10 horribles types confiants et brûlants d’entuber qui que ce soit pour vendre des ordis, des fournitures de bureau, du recrutement, des cadeaux de fin d’année, des bombonnes d’eau, des machines à café, du vin, des services de merde etc…
John-Robert comprend que faut laisser tomber. Il se met à tousser et à bailler. C’est ça tousse et baille connard… Peux plus les saquer ces faux chefs des ventes qui accaparent des pourcentages de tes pourcentages, qui s’impatientent lorsque ça tarde, ne donnent aucun conseil utile. On est des putains de sale parasite voilà exactement ce que je pense. On gagne de la thune en ponctionnant des salaires. Mais on ne crée rien ! Nous sommes des intermédiaires qui interrompons le processus normal du marché du travail. Pour justifier ce racket éhonté nous inventons toutes sortes de réponses-qui-tuent de ce style : « le montant de nos commissions, monsieur le client, s’explique par tout l’argent que nous investissons pour rechercher, interviewer et fidéliser les meilleurs consultants sur le marché du travail mondial et les mettre à votre service ». Mensonge ! Mensonge ! Putain de mensonge dégueulasse dressé bien droit dans ses bottes, là bien péremptoire ! On est des arnaqueurs et on le sait ! Des dissimulateurs des escrocs des sales putains d’accaparateurs qui font de la merde pour engranger une thune aussitôt dépensée dans des conneries dégueulasses. Boukrah la crasseuse et ses potions infâmes... Fawzi le communiste et ses soirées-resto sans pourboire... Moi et mes lubies...
On taffe dans l’immatériel, dans le tertiaire, dans le précaire, dans un monde de consultants indépendants qui démarchent d’autres consultants indépendants sans jamais se voir, en se parlant par ordi et téléphone interposés, assis pas bouger, on fait des « placements » sur des missions freelance de programmation de logiciels… On ne comprend RIEN à ce que l’on fait. Tout notre monde est volatile, parasitaire, improductif, mensonger... les journées se ressemblent, elles s’égrènent et s’envolent au vent… 2 ans de ce rythme là passent étrangement vite, à vivre comme un zombie, entièrement en apnée dans ce bain de merde.
« Mon rôle dans l’entreprise consiste à masquer mon mépris pour les trouducs qui nous dirigent et au moins une fois par jour à aller aux toilettes pour me branler en rêvant à une vie qui serait moins synonyme d’enfer »
American Beauty
Bosser comme vendeur permet cependant de se déplacer pour « rencontrer le client ». Guillemets lorsque le vocabulaire est trop dégoûtant. En 4 ans j’ai pu constater le décalage impressionnant entre les photos des homepage de site web d’entreprise parfois appuyées d’un slogan du genre « une équipe de spécialistes à votre service ! », et la réalité physique qui se résume en fait à 2 ou 3 blaireaux abrutis devant des ordis portables dans une chambre en bordel qui sent le renfermé. Quand on est dans le système on voit l’envers du décor. Pour une raison que j’ignore la plupart des gens lorsqu’ils entrent dans le système adoptent toutes les valeurs dudit système. Comme le déclame notre CEO à l’assemblée générale ils « live and breathe the companie’s value ». Je n’ai jamais compris ça... Ils manifestent contre le fascisme le 1er mai 2002 (j’en étais) et un an plus tard à la faveur d’une embauche ils sont devenus eux-mêmes « fascistes », petits kapos qui s’épient, prompts à rapporter les mauvais comportements. De Macdonald’s à PWC le jeune soudainement promu travailleur devient un ignoble délateur zélé. Jamais assez repu de contradiction son film préféré est « Fight Club » bien entendu.
Moi je suis le serveur de restaurant qui pisse dans la bisque de homard avant le service. Tiens 10h12 je vais me détendre un peu. Je vais appeler le Baoulé « Paulin »... J’aime bien Paulin. Je lui fais l’accent africain et il croit que je suis un « frère » c’est l’avantage du téléphone... ça sonne...Voilà. Et cette fois je prends vraiment un très fort accent africain avec accents toniques qui terminent les phrases dans les aigües : « Allô Paulin ? »... Mmh oui… (voix basse et fainéante). Paulin, (et c’est vrai c’est pas pour faire un cliché, tout ce que je raconte est vrai) me dit qu’il fait la sieste , qu’il n’est pas disponible à moins de six cent euros /jour , qu’il ne se déplace pas sur Anvers à moins que ça , que « ou là là » que « non non non » que c’est comme ça et c’est tout ... J’ai quand même envie de kiffer un peu avec Paulin alors je lui tiens la jambe au téléphone, je le fais parler, je lui dit « Hou comment là ? », « Hou non non hein » et « Hou là là là » et encore d’autres tics de langages pour bien lui montrer que je suis un « frère » qui parle comme « au pays » et puis je le remercie de son « temps au téléphone », expression déplorable de commerciaux qui transposent l’anglais au lieu de le traduire. « Je veux dire c’était juste terrible quoi ! ». En souhaitant une bonne journée à Paulin je me le figure Noir lascif aux lèvres bien gorgées qui expriment la satisfaction, Paulin dans son hamac qui se rendort dans un soupir de bienheureux. « Il fait bon vivre chez les Blancs là ». 
Dans cette boîte les discriminations raciales à l’embauche sont quotidiennes. Ici les recruteurs Noirs font leurs placements de préférence des candidats Noirs, les Arabes pareil, et ils se permettent de demander aux candidats de quelle origine ils sont pour être pote avec eux… Par contre si un Blanc fait un quart de ça aussitôt il est accablé, suspecté, soupçonné des pires accointances ! Blackblanbeur mon cul... Ils ont tous marchés dans l’antiracisme et les petits combats depuis leur jeunesse et aujourd’hui ce sont eux les bourgeois qui brandissent une morale, ce sont eux les censeurs, les délateurs, les planqués. Kader au téléphone, textuellement : Vous êtes de quelle origine ?… Ah Burkina Faso… Ah non juste comme ça j’ai… j’ai mes origines aussi !... hein moi c’est Algérie !  Il a ses origines le monsieur ! Comme les femmes âgées ont leurs habitudes, et les femmes jeunes leurs règles. Mais pour lui c’est un motif de « fierté » d’avoir ses zorigines. « Au match France-Serbie hier y avait que des blacks dans l’équipe de France ! Jean-Marie y devait être content  hè hè hè ». Il est drôle Kader, il parle fort Kader.
Faut se coltiner l’arrogance de ces gros cons en plus des gros horribles ''NON'' des clients…. On est payés à se faire envoyer chier toute la journée en fait. A se faire claquer des portes au nez à se faire rabattre sur la teube des herses de châteaux-forts ''CLANG!''... Parfois les refus des clients m’énervent vraiment trop alors je leur fais tout, le WRIOC, les contre-attaques débiles apprises par coeur « no need !» qu’il dit le client ? Contre-attaque : « you don’t need to bring an added-value to your customer service ? » et je les rappelle à chaque fois qu’ils me raccrochent au nez disant que je suis désolé mais que la ligne a coupé, ils s’énervent alors, ils veulent savoir mon nom et celui de mon entreprise pour se plaindre et je leur donne des faux noms : M. Jan Vandemeerde de Gand, ou bien M. Ravinder Singh de London en prenant subitement l’accent indien (je le fais bien) « attends on a noté l’heure de ton appel on va t’recourir aux autorités » déclare dans une rage contenue le dénommé Florian Le Touzé.
Pendant ce temps Fawzi est en difficulté au téléphone… Il se fait “closer” Fawzi le bon vendeur. Il se met, comme souvent un vendeur en cas de conflit, à faire des phrases longues vide de contenu réel :  I understand your point but now… as I said… at the end of the day we all are businessmen and obviously we all need to reach an agreement and as I said… it’s an internal policy that… and basically that’s all I can say C’est tout ce qu’il peut dire Fawzi. Voilà le monde professionnel le monde P-RR-O-FééSSIOO-NEL voilà une attitude et un discours P-RR-O-FéSSIOO-NELS c’est comme ça qu’il faut faire, comme ça que c’est bien, comme ça que c’est correct.
Qu’est-ce que je vais trouver pour faire semblant de bosser maintenant... Dans le couloir formé par l’alignement des bureaux voilà l’aryenne Estelle qui se dirige vers la photocopieuse. Longiligne, blonde, peau fine, structure osseuse de mannequin… Et tous les chacals du bureau retiennent leur respiration, se mettent aux petits soins intéressés pour elle quand elle demande un truc, puis dans son dos ils se murmurent les saletés habituelles en ricanant. J’en ai assez vu je descends en pause.
 En bas devant l’entrée se pressent une dizaine de fumeurs de la boîte. Jason discute avec un nouvel employé  flamand. Il est en train de lui raconter la soirée habituelle de fin d’année de la boîte, celle qui suit l’AGM à Londres. « Faut que tu vois ça ! La soirée bah t’arrives dans un immense palace, y a plein à bouffer partout y a du champagne, t’as des types ils arrivent en limousine, tout le monde est en smoking, et là t’as des meufs strip-teaseuses sur un podium qui chauffent la salle avec de la zique a fond, y a une sorte de rideau derrière, et ça monte comme ça jusqu’au maximum de la zique et là le rideau il tombe et tu vois toute une salle, trois mille couverts dressés et tout !... ah nan c’est des oufs !... ». Pourquoi j’ai l’impression d’avoir trop bouffé rien qu’à l’écouter ? On parle choses et d’autres, de ragots surtout. Cela passionne les gens les « gossips ». Ainsi j’apprends qu’il règne actuellement une ambiance de suspicion à cause d’un phénomène de trace de merde dans les chiottes des filles et du coup elles se soupçonnent toutes mutuellement. Fini les « ma chérie trop beeelle ta robe ! » tout ça... Non, c’est suspicion généralisée.
De retour sur le « sales-floor » je m’approche d’Abderrahmane qui tapote sur son clavier assis à sa table. Je saisis une trompette et la positionne en lieu et place de sexe, bec tourné vers sa face ottomane. Et je lui lâche très détendu : « dis donc mec tu l’as vu l’instrument ? Tu viens me jouer un petit air ? » Et ça ne rate pas, il se lève furax et essaie de me courser « Bâtard Darbois !... aya tsékoi jvé t’niquer !... ». Oh quelle rigolade... Cela m’aidera à garder la pêche jusqu’à midi.

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