Je
referme la porte derrière moi, enfin seul. Encore seul. J’ai
traversé Paris plein de gens riants avec des bouclettes et des
mèches au vent de début de soirée de premiers soirs d’été…
Pour tant d’entre eux c’est sûrement le grand soir, ils s’en
vont retrouver Mariline, Annabelle, Sylvana…
En
bas du 90 je dis au revoir à mon père. Avant de monter dans sa
Twingo il me dit quand même, désolé, que j’ai l’air de filer
un bien mauvais coton et qu’il ne sait pas quoi dire. Je lui dis au
revoir. J’ai les bras encore un peu fatigué du lit de la
grand-mère qu’on vient de descendre. Elle a sans doute dormi
dedans pendant 40 ans. Il nous a fallu cinq minutes pour descendre le
machin par les escaliers et l’exposer sur le trottoir.
A
pied je remonte l’avenue Mozart et je pleure la tête baissée, je
ne veux pas qu’on me voie. Et c’est bien confortable en fait, il
faudrait toujours que je fasse comme ça dans la rue. Tête baissée,
complètement dans mon monde. Comme ça je ne verrai pas les jolies
filles qui me font si mal, ni les bogoss qui me font si moche.
Enfin
j’y arrive à pleurer. Je devrais pleurer tous les soirs depuis un
an normalement mais ça ne vient presque jamais. Mon quotidien ici
est un désastre, un ratage un gâchis continu. Je suis complètement
à la remorque, je n’ai plus le choix il faut travailler, j’ai
pris ce job, il faut continuer c’est tout. Perte de temps au
travail, et zéro fille zéro rencontre zéro ami. C’est pas donné
le 2500 euros par mois. Qu’est ce que je donnerai pas pour une
fille. Même une pute n’importe. J’en suis là, y a pas de
problème. C’est l’histoire de Lounès le bâtard qui rentre chez
lui seul après sa journée de pseudo-trader boulevard Haussman et
qui boit 2 litres de Heineken avant de passer à table. Façon de
parler pour un plat de pâtes au thon bouffé à même la casserole
en regardant pour rire un peu la dernière conférence de Kemi Seba
sur dailymotion. Ensuite y a un vague film, si possible « de
droite » genre un Scorcese. Et puis lecture d’une page au
hasard d’un Céline ou d’un Rimbaud et puis écrasage dans le lit
jusqu’au lendemain.
Moi
je le sentais bien que ça puait de faire des études, de « bosser ».
Tout ça pour ça. C’est pour ça que dés que j’en ai eu
l’occasion je me suis accroché à l’étranger de toutes mes
forces comme un réfugié politique raté. A Hong Kong c’était
cool. Petit salaire mais grandes rencontres, grands paysages, grands
espoirs… Je m’y suis accroché à ça putain… Presque 2 ans à
bosser là bas et ils voulaient toujours pas le lâcher leur putain
de visa de travail. Je faisais les allers-retours à Macao toutes les
7 semaines, re-tamponnage de passeport et re-pénard pour un moment…
Et puis il a fallu dégager. Je me souvient dans le bus de
l’aéroport, quand il s’est engouffré dans le tunnel qui
rattache l’île de Hong Kong et l’île de l’aéroport j’ai eu
ce flash, un instantané de vérité, de coercition immanente par
delà bien et mal : ça ne se représenterait plus jamais.
18
mois que je ressasse ça. A la faveur d’un jour de travail plus
difficile que les autres, au hasard d’un de ces crachas à la
gueule que sont les « non » des acheteurs, les
haussements d’épaules des collègues et le port altier des rares
jolies filles qui composent mon univers, au hasard de ces aléas je
peux le soir me retrouver dans cet état indescriptible mêlé de
douleur de frustration de bouillonnement et d’épuisement.
Toutes
ces fois ou j’ai été sauvé de la solitude, adolescent. Il s’en
est fallu d’un rien. Par exemple si ce soir là précisément je ne
l’avais pas croisée en sortant de l’Eglise jamais je n’aurai
baisé comme ça avec une fille, ce petit souvenir qui me tient quand
même un peu chaud jusqu’à aujourd’hui. Si cette année là tel
ami avais quitté Grenoble comme il aurait dû, me laissant en
plan, jamais je n’aurai fait avec lui toutes ces fêtes de rues
bordéliques avec des 8-6, des Maximator et des filles rencontrées
vite et qu’on aime comme des Rimbaud ratés qui s’ignorent.
Comme
la France sauvée à chaque fois in extremis par l’homme
providentiel, Lounès était sauvé in extremis par le hasard. Quand
ça a été Hong Kong ça a été trop, je me suis dit « mec
c’est pas le hasard c’est pas possible c’est la Grâce. Je me
préparais à une vie de merde en France de mec complètement pommé
et voilà que m’arrivent dans les mains toutes les clés du
bonheur, cet endroit est un concentré de tout ce que j’ai toujours
aimé et pourtant j’y suis arrivé totalement par hasard, donc ce
n’est pas un hasard c’est une Grâce de D. ».
Comment
encore accepter de se livrer aux aléas, au hasard, après avoir cru
connaître la Grâce ? Piégé dans le mysticisme gluant de
celui qui croit avoir « compris la vie », enfermé malgré
soi dans des certitudes qui ne font pas le poids face au réel, que
valent les diatribes de Léon Bloy, toutes incantatoires
soient-elles, face au triomphe obscène, indiscutable, chaque jour
recommencé, des « adaptés » de ce monde ?
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